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Léon Trotsky 19141210 Qu’advient-il de la démocratie ?

Léon Trotsky : Qu’advient-il de la démocratie ?

[Goloss, No. 76, 10 décembre 1914. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 151-154]

La censure russe oblige le libéralisme à exprimer des sentiments patriotiques pour célébrer la mission libératrice de l’armée. Milioukov a profité habilement d’une interview pour informer l’opinion publique européenne de ses espoirs et de son attente. La guerre a ses problèmes : « Destruction du militarisme » et « Raffermissement des principes démocratiques ». Nous l’avons entendu maintes fois et de différents côtés : mais vous n’aurez pleine confiance dans la victoire de la démocratie que si, pour sa défense, une voix s’élève, venue du plus profond du patriotisme. Les événements montrent que l’Angleterre, depuis si longtemps parlementaire, ne dispose que de ressources militaires insuffisantes pour mener une guerre libératrice sur le continent. Il est vain également de confier à la France républicaine et à ses 40 millions d’habitants la reconstruction de l’Europe. Il est donc d’autant plus consolant d’entendre Milioukov vous raconter que la Russie, avec son réservoir inépuisable d’hommes et en dépit de ses difficultés financières, s’est mise totalement à l’ouvrage : « Détruire le Marxisme » et « Défendre les principes démocratiques » ! Cette guerre, que mène le grand duc Nicolas du côté russe, est une « révolution colossale » contre le militarisme, pour le nationalisme, contre l’impérialisme, pour la démocratie. Il n’est pas aisé de comprendre à qui appartient ce programme : à Milioukov ou au Grand Duc ? Si c’est au Grand Duc, quel besoin de communiquer ce programme… en langue italienne ? S’il est de Milioukov, comment le faire appliquer par l’armée et la diplomatie ? Là-dessus, Milioukov s’exprime de façon incompréhensible. « Après cette effroyable bourrasque sanglante, les peuples auront droit à la paix et seront libérés du fardeau insupportable des armements. » Nous ne pensions pas que le droit des peuples dût passer par « une bourrasque sanglante ».

Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir : quelles sont les forces capables de faire de ce « Droit » une réalité ? D’après notre homme, les démocraties victorieuses ont le devoir de désarmer non seulement les nations belligérantes, mais encore les neutres. Il doit s’agir, à ce qu’il nous semble, de la France et de l’Angleterre. Mais qu’en est-il de l’autocratie ? C’est clair : elle doit être désarmée ! Le leader des Kadets appelle – autrement ce n’est pas compréhensible ! – la France et l’Angleterre à désarmer le Tsarisme ! Voici le programme révolutionnaire exposé par notre libéral… en italien !

Par quels moyens les démocraties désarmeront-elles le Tsarisme ? Mystère ! Elles ne pourront pas s’y essayer les mains nues ! Donc Milioukov envisage une guerre pour « défendre le droit » cité ci-dessus. Ne nous trompons-nous pas dans nos déductions ? Milioukov compterait-il la Russie au rang des démocraties ? Ne serait-ce pas par la même méthode dont usait Sobakiévitch pour coucher Élisabeth Vorobia sur la liste des âmes mortes de sexe masculin ? Cette tradition sobakiévitchéenne ne serait-elle pas devenue la base de toutes les spéculations libérales et patriotiques de Milioukov, tant en italien qu’en russe ? Le travestisseur d’Élisabeth Vorobia devrait bien rire dans sa barbe, si la cruelle nature ne l’avait privé, entre autres dons, de celui de l’ironie !

Milioukov a tout de même senti que quelque chose ne tournait pas rond, et il est possible que l’interviewer Magrini le lui ait fait remarquer. Le leader Kadet s’est vu contraint de descendre des perspectives de pacifisme et de démocratie internationaux aux insuffisances régnant sur le plan intérieur. « A la veille de la guerre, reconnaît-il, le peuple était rempli de mécontentement, et celui-ci s’exprimait avec une grande énergie… Les rues étaient le théâtre de grands désordres, il y avait de nombreuses et importantes grèves. » Les motifs de ce mécontentement sont-ils bien définis ? Milioukov ne se décide pas. Mais il affirme et avec un certain bien-fondé : « Tout le mécontentement en Russie accumulé contre la bureaucratie trouva son exutoire contre l’Allemagne. » En d’autres termes, Milioukov reconnaît que la guerre a rendu un immense service à la réaction, la délivrant du péril intérieur pour fourvoyer le mécontentement populaire. Disons plus brièvement que la réaction a trompé le peuple. Pas tout le peuple, il est vrai. Nous connaissons la conduite des députés, des syndicalistes, les proclamations illégales, la réponse à Vandervelde, les interdictions des Conférences social- démocrates. Notre Goloss n’est pas né par hasard. Il représente la mentalité d’une bonne partie du peuple. Pour qui Milioukov tient-il ? Pour ceux qui trompent ou ceux qui veulent dissiper les mensonges ? Il tient pour ceux qui veulent être trompés afin de conserver la possibilité d’aider à tromper. Voilà en quoi consiste le rôle historique bien modeste du Libéralisme russe!

Son leader, dans l’accomplissement de sa mission, assure les Italiens que « le gouvernement russe, après la guerre, sera obligé de procéder à des réformes démocratiques ». « L’Alliée de la France et de l’Angleterre, la nation russe, fait la guerre pour la défense des principes démocratiques. Comment ceux-ci ne seraient-ils pas maintenus à la fin des hostilités ? » Tout à fait juste. Un gouvernement qui défend les principes démocratiques par la guerre, devrait les appliquer à l’intérieur du pays. Mais c’est ici que l’on découvre le mensonge maladroit et éhonté ! Comment le Tsarisme serait-il apte à faire la guerre pour la défense des « principes démocratiques » ? La conquête de la Galicie, de la Perse, de l’Arménie, de Constantinople et des Détroits ne peut servir que le Capitalisme : aucun doute à ce sujet ! Mais sur ces bases ne peut que prospérer l’Impérialisme guerrier, non la démocratie, et le premier résoudra par le fer tous les problèmes des Balkans, du Sud-Asiatique et de l’Extrême-Orient.

Le chèque en blanc tiré par Milioukov sur un avenir incertain n’a pas convaincu l’interviewer italien. Il s’est intéressé aux affaires actuelles. Que se passe-t-il en Pologne, en Finlande, au Caucase et chez les Juifs ? Mais là, le leader libéral est devenu d’un seul coup moins éloquent. « On peut penser que la Pologne recevra l’autonomie promise. » « “ Nous ” interviendrons en faveur de l’autonomie de la Finlande, où autrefois furent employées de telles méthodes que Plehve lui-même en fut effrayé. » « Possible que le Caucase devienne autonome. Les Juifs ? Il est regrettable que parmi les troupes en Pologne règne une violente propagande antisémite. On accuse les Juifs de se livrer à l’espionnage… » Et voici pour les arrhes versées à la démocratie !

Mais ce n’est pas le seul acompte ! Milioukov conserve un atout. « La plus grande victoire remportée sur les Allemands est la suppression de l’ivrognerie. » Que font les Allemands là-dedans ? demandons-nous complètement abasourdis. Une allusion au comte Von Witte, père du monopole du vin et chef de file du parti germanophile ? Rien de tout cela. Dans cette phrase, pas plus de remarque que de pensée. Un des problèmes de la guerre est de diriger le mécontentement populaire dressé contre la démocratie, sur un nouvel objectif : l’Allemagne. Le libéralisme russe s’engage à mener à bien cette mission. Il faut donc balancer par-dessus bord, comme un lest encombrant, toutes les « vérités à cinq sous » et qui poussent les libéraux à une croisade anti-alcoolique : on n’arrivera à rien par de simples interdictions, il faut relever le niveau culturel des masses, il faut développer l’initiative chez le peuple, etc., etc… Il est à parier que l’interviewer italien ne devinera pas que l’ouvrier russe boit actuellement de l’alcool dénaturé.

Nous n’avons pas encore épuisé toute la substance de l’interview, mais nous ne sommes pas assurés quant au niveau politique où il convient de maintenir le lecteur. Cette époque maudite sera regardée par le futur historien comme une ère non seulement de férocité et de sauvagerie, mais aussi de bêtise et d’hypocrisie. Ces deux derniers traits ne sont pas fortuits; en eux se manifeste toute la différence caractéristique entre la guerre et tout ce qu’a créé la culture.

Envahis pas une barbarie répugnante, les individus et les nations appliquent stupidement et hypocritement les connaissances et la terminologie de la culture pour se livrer à un pillage sanglant et à un massacre massif. Le libéralisme russe n’est pas une exception, seulement sa position est plus difficile. Comme la nature historique du Tsarisme se manifeste avec une cruauté incomparable à Lemberg comme à Pétrograd, le libéralisme dans son travail apologétique doit user de deux « substances idéologiques » : l’hypocrisie et la bêtise. Voyez, nous dit Milioukov, nous avons à notre service un fameux bandit qui, auparavant, brûlait les pieds des démocrates emprisonnés : maintenant il exerce ses talents à Lemberg avec des bougies qui sont devenues les flambeaux de la démocratie. Les peuples ont droit à la paix, à la liberté et à être débarrassés du militarisme. Notre bandit leur procurera tout ceci, lui le massacreur inscrit sur les listes démocratiques.

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