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Léon Trotsky 19141230 Un triste document : Pléchanov et sa brochure « De la guerre »

Léon Trotsky : Un triste document :

Pléchanov et sa brochure « De la guerre »

[Goloss, No. 93, 30 décembre 1914. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 195-197]

La brochure de Plékhanov De la guerre est le plus affligeant de tous les documents, témoins de la déroute du Socialisme. Elle ne contient rien d’autre que l’auteur n’avait déjà fait savoir sous forme de lettres à des publications diverses. De fait, sa t Lettre à la rédaction » avait l’avantage de laisser beaucoup de choses non exprimées et, par là-même, permettait de garder un espoir. Les choses avec Plékhanov ne vont pas si mal qu’il veut nous le laisser entendre. Mais maintenant nous avons en main cette brochure de 32 pages. Même si elle donne peu à méditer sur la guerre, par contre elle permet parfaitement de juger la position de son auteur; en tout cas, elle ne laisse aucune place à un doute consolateur.

La première partie est consacrée à la critique de la Social-démocratie allemande. Les contradictions entre les anciennes déclarations de principe et la ligne réelle de conduite actuelle sont vraies – sans le moindre doute. Mais elles ont déjà été soulignées par la presse russe, et Plékhanov ne nous donne pas autre chose que des périphrases.

Il ne fait aucun effort pour expliquer ce retournement du Socialisme allemand. Au contraire, sa démonstration témoigne qu’il n’estime pas nécessaire de fournir la moindre explication. Rien d’étonnant à cela quand on a parcouru la brochure. Plékhanov reste tout entier sur cette position de principe dont il accuse les dirigeants socialistes allemands. Ici et là, se révèlent non les problèmes sociaux-révolutionnaires du Prolétariat international, mais les intérêts du Capitalisme national sous le point de vue de la politique de la classe ouvrière nationale. Que Plékhanov, à chaque ligne, oppose le Marxisme au Révisionnisme, n’enrichit pas sa position et ne peut le sauver de ce qu’il comprenne de travers les intérêts du Capitalisme national. Le Temps et Times accusent Norddeutsche Allgemeine Zeitung avec indignation, ce qui ne les empêche pas d’adopter la même position morale et politique… Telle est l’attitude du vieux marxiste russe !

Plékhanov conclut ou feint de conclure à la contradiction dogmatique, logique et en même temps sophistique de la guerre d’agression et de la guerre défensive. Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà écrit sur cette métaphysique mi-moraliste mi-diplomatique à bon marché, d’autant plus que Plékhanov n’apporte aucune preuve de ses conclusions embrouillées. Regardons simplement comment Plékhanov applique ses critères.

Le Prolétariat a le devoir d’engager toutes ses forces contre les gouvernements qui ont troublé la paix ! Ces gouvernements sont, suivant notre auteur Plékhanov, les gouvernements d’Allemagne et d’Autriche, contrairement à ceux de France et d’Angleterre, et plus particulièrement ceux du Japon et de la Russie. Les preuves ne sont pas difficiles à trouver. Il suffit de parcourir les journaux allemands à la veille de la guerre. « Il ressort de cette lecture que la Russie ne pouvait pas ne pas appuyer la Serbie sous peine de laisser s’éteindre son influence dans les Balkans. »

Ainsi, la politique autrichienne menaçait la paix européenne. Il en va tout autrement de la politique russe ! Le Tsarisme ne recherche pas l’aventure, il ne trouble pas la paix, simplement il « défend son influence dans les Balkans ». En réclamant une action vigoureuse du prolétariat autrichien contre son gouvernement, Plékhanov approuve la politique russe. Il a l’imprudence de publier ses conceptions sous forme de lettre adressée à un social-démocrate « bulgare ». Quelle confusion de langues digne de la Tour de Babel ! Justement la Social-démocratie bulgare a déployé une grande partie de ses efforts contre le Tsarisme. Si Plékhanov distingue une grande différence entre les politiques russe et autrichienne dans les Balkans, nos camarades balkaniques – c’est tout à leur honneur ! – ont toujours regardé la première comme la plus dangereuse et la plus cynique. La Bosnie et l’Herzégovine sont la pomme de discorde. Mais le Tsarisme a cédé ces deux provinces par l’accord secret de Reichstadt, en 1876, en échange de la neutralité autrichienne pendant la Guerre russo-turque. Il est vrai que celle-ci aboutit à la création de la Bulgarie. Plékhanov voudra-t-il se rappeler que les efforts du Tsarisme, pour convertir la Bulgarie « libérée » en une satrapie, ont amené à la formation du puissant parti anti-russe des Stamboulovtsiens ? Pour punir cette ingratitude, le tsar poussa la Bulgarie à la guerre contre la Serbie en 1885 et, à la veille des hostilités, rappela les instructeurs russes.

La libération de la Bulgarie en 1877 ne fut obtenue que grâce à l’armée roumaine. En récompense, la Russie enleva à son Alliée une partie de la Bessarabie. En 1908, elle poussa la Serbie à la guerre contre l’Autriche, soumettant ce malheureux petit pays à une intense pression politique et financière, puis la « vendit » cyniquement, laissant aux libéraux le soin de balayer les traces : En 1910, les agents tsaristes travaillèrent à la formation d’une entente militaire balkanique dirigée contre l’Autriche. Quand la Bulgarie, qui n’avait rien à voir avec l’Autriche, se retourna, « non à l’époque voulue », contre la Turquie avec ses alliés, Hartwig conseilla à Patchiche de « vendre » ce pays ingrat pour le démembrer. La diplomatie tsariste, allumant le brandon de discorde entre les Serbes et les Autrichiens, poussa les premiers à s’emparer du port de Durazzo. Quand l’Autriche et l’Allemagne intervinrent, le tsar lâcha à nouveau la Serbie, faisant expliquer par sa presse qu’il n’allait pas partir en guerre pour un problème aussi « Duratsko » (stupide).

Le parti militariste serbe se lança sur la Macédoine, et la seconde guerre balkanique est due aux intrigues de cette diplomatie russe qui, d’après Plékhanov, « ne fait que défendre ses droits légitimes ». Nous ne pouvons que lui souhaiter une meilleure mémoire.

Ainsi « la Russie ne peut pas ne pas soutenir la Serbie ». Ce sont les officiels russes qui ont exposé le cas de cette manière, et ils savaient ce qu’ils faisaient. Ensuite vint la « nécessité absolue » de défendre la Belgique et la France… « Appuyer la Serbie ?… » Ne serait-ce pas le contraire ? Les Russes n’ont-ils pas envenimé les blessures infligées aux Serbes pour les lancer dans une lutte désespérée pour leurs intérêts « libérateurs » en Galicie ? Plékhanov ne pense-t-il pas que le Tsarisme peut très bien échanger la Serbie contre la Galicie, sans laquelle il ne peut se résoudre à rentrer chez lui ? Plékhanov s’appuie sur les articles de la presse allemande à la veille de la guerre. Vorwaerts écrivait que l’Autriche provoquait la Russie. Tout à fait juste ! Mais Vorwaerts avait en vue la Russie tsariste en sa réalité : avec son avidité, ses crimes sanglants et la série ininterrompue de ses honteuses actions dans les Balkans, cette Russie impériale trop forte encore pour le mouvement démocrate révolutionnaire. De cet avertissement à la diplomatie allemande, Plékhanov en tire une conclusion sophistiquée pour approuver la diplomatie russe, l’imaginant « la protectrice de la Serbie et des droits naturels du Droit et de la Moralité ». Diffère-t-il maintenant de l’actuel Vorwaerts qui exploite la guerre comme un moyen d’approuver l’impérialisme allemand ? En aucune manière ! Un but, une méthode ! Donc la brochure ne contient rien d’autre, à part sa phraséologie socialiste déformée, que les arguments polémiques des officiels russes et allemands; mais ces derniers savent ce qu’ils font ! Mais Plékhanov ?…

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