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Léon Trotsky 19150826 Catastrophe militaire et perspectives politiques

Léon Trotsky : Catastrophe militaire et perspectives politiques

[Naché Slovo, No. 174, 179-182, 26 août, 1er, 2, 3, 4 septembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 161-169]

1. Les causes de la crise

Maintenant, alors que l’évacuation par les armées russes de la Galicie, de la Pologne et du littoral Baltique modifie profondément la carte des opérations militaires, la censure française nous donne la possibilité de nous « pencher » sur les causes de cette retraite. Remarquons que, tout en étant dépourvus du don de prophétie, nous avions prévu ce désastre, alors que la presse française parlait de l’entrée prochaine des Cosaques à Berlin.

Mais on nous obligea à nous taire : le privilège de parler librement était réservé à ceux qui ne prévoyaient rien et ne comprenaient rien.

Les défaites russes s’expliquent par le manque d’armes et de munitions. Mais d’où provient cette carence ? On nous dit : la Russie, de même que ses Alliés, ne se préparait pas à l’agression. Mais pourquoi la Russie maintenait sur pied une armée d’un million et demi d’hommes ? Réponse : pour la défense. Mais ne peut-on pas se préparer, comme il le faut, à se défendre. Nous ne doutons pas, une seule minute, de la mauvaise volonté de l’Allemagne. Seulement, nous nous refusons à prendre pour de la bonne volonté l’incompétence militaire des Soukhomlinov et consorts… Hervé, qui méprisait tant la culture allemande et criait : « Vive le tsar ! », reconnaît à présent que l’armée allemande possède sur les troupes russes une supériorité énorme « morale et matérielle ». Il ne s’agit que de la carence en munitions, provoquée par l’imprévoyance du ministre de la Guerre.

Les succès militaires allemands s’expliquent, en fin de compte, par la puissance d’une organisation capitaliste. La technique de guerre n’est qu’une application de la technique générale dans le domaine de la destruction des peuples. Il est vrai que l’organisation militaire est le point de moindre résistance dans le processus de modernisation des pays arriérés : tous les gouvernements, sans tenir compte des conditions économiques, s’efforcent d’arriver au même niveau sur le plan militaire. Mais la dépendance de la technique militaire par rapport au développement technique général garde son caractère décisif. Ce n’est pas assez de posséder des canons du dernier modèle : il faut pouvoir les approvisionner sans arrêt, augmenter leur nombre et être à même de jeter dans leurs gueules la plus grande quantité de projectiles possible. L’industrie allemande, particulièrement dans le domaine de l’industrie lourde – facteur décisif pour le militarisme – , grâce à sa création relativement récente, est rationalisée et libérée de la routine, pour autant que cela puisse avoir lieu dans le domaine de la propriété capitaliste : elle est donc assurée d’une grande productivité. L’Allemagne, puissante nation industrialisée, s’oppose à la Russie agricole et son immense population. La première avec son industrie fortement centralisée affronte la France, encore au stade des moyennes et petites industries. L’Allemagne, pays de méthodes modernes et rationalisées, combat l’Angleterre aux techniques conservatrices. Telle est la base de la force militaire allemande, avec à la traîne l’Autriche et la Turquie.

L’industrie lourde russe occupe, sans contredit, une place importante dans la vie économique de la nation. Mais elle est limitée par les barrières douanières. Elle ne se gêne pas pour priver périodiquement le pays de charbon. Son idéal étant « la nationalisation du crédit », habituée à se nourrir sans contrôle des ressources de l’État, elle est à ce point envahie par le parasitisme qu’il est vain d’espérer d’elle des résultats soudains et miraculeux, comme on en attendait de la « mobilisation de l’industrie ». Ce n’est pas pour rien que Goutchkov qui sait très bien de quoi il retourne (les écrevisses dorment l’hiver), a mis en garde l’appareil industriel de guerre contre un optimisme mal fondé.

De même que l’homme est la force suprême de la production, de même les résultats de la guerre dépendent de lui. Que représente donc l’armée russe si l’on examine son contenu humain ? Plékhanov a écrit dans sa brochure que les armées russes sont composées de lions commandés par des… non-lions. Nous n’avons pas la possibilité d’expliquer… qui commande, laissant ce soin à la perspicacité du lecteur. Mais comment se représenter ce trait « léonin » des masses paysannes composant l’armée russe en son immense majorité ? Cela signifie-t-il que le peuple russe est supérieur aux autres de par son fond racial, ou que le paysan russe soit passé par une école historique d’héroïsme ? Plékhanov entend-il par « léonin » la faculté de crever de faim, de pourrir et de mourir ? Quel sens possède la première moitié de la citation ? Nous répondons : aucun. C’est une de ces pleutreries dont se nourrit fatalement le social-patriotisme et encore plus le russe.

La conception élémentaire marxiste doit nous amener à conclure que l’élément de valeur d’une armée contemporaine est le prolétariat de l’industrie. Plus la technique joue un rôle prépondérant dans le domaine militaire, plus le travailleur lié à cette technique acquiert de valeur. Mais malgré sa signification sociale et politique, le prolétariat ne représente, en Russie, qu’une faible partie de la population. Il reste profondément hostile aux buts pour lesquels le Tsarisme l’a mobilisé. Le service militaire et le droit de vote séparent automatiquement les corrélations numériques des groupes sociaux de la nation. Dans l’armée russe, la paysannerie écrase par le nombre les travailleurs urbains, d’autant plus que bon nombre de ceux-ci, hautement qualifiés, sont demeurés dans les usines de guerre. L’énorme supériorité numérique des paysans ne peut qu’abaisser le niveau militaire de l’armée.

Cet état de fait est provoqué par le caractère marqué historiquement du paysan russe. Le petit propriétaire terrien français, issu de la Révolution et qui s’est emparé des terres de la monarchie et de la noblesse, en passant par l’école du parlementarisme, s’approche du type culturel des villes. Le paysan russe, lui, en est bien loin : empêtré dans un réseau d’iniquités, il n’est ni possesseur de la terre, ni du pouvoir. La Révolution de 1905 a tenté de lui faire prendre conscience et d’éveiller en lui le désir de participer à une vie historique. La tentative a laissé des traces. De son côté, et non sans succès, la contre-révolution a essayé de réduire au minimum l’enseignement révolutionnaire dans les campagnes. Les générations qui forment les rangs de l’armée n’ont pas connu les nouvelles écoles, mais les expéditions de répression. A leur suite, comptons des millions d’allogènes. Nous ne doutons pas que les parlementaires bourgeois dans leur enthousiasme patriotique aient compté sur eux, mais le système méprisable des lois d’exception, complété par les pogroms, est peu apte à conférer des qualités « de lion » à cette masse d’allogènes qui n’a aucun droit à sa représentation dans un pays qu’ils sont appelés à défendre !

Que deviennent ces « non-lions » commandant l’armée ? Nous dirons seulement, et ce sera assez, que le corps des officiers, particulièrement dans les hautes sphères, est le reflet des cercles des hommes du 3 Juin. Se recrutant dans les mêmes milieux, le commandement supérieur et la haute bureaucratie sont culturellement et moralement semblables. Ce qui n’exige aucune autre explication. Les motifs des défaites russes ont des racines bien plus profondes que la carence en projectiles. En 1890, Engels écrivait du tsar : « Le Tsarisme ne mène la guerre avec ses propres moyens que contre des nations décidément plus faibles. » Depuis la parution de ces lignes, la vie économique et sociale de la Russie a subi de grands changements. Ils ont trouvé leur expression dans la Révolution de 1905. Mais la bourgeoisie française a aidé la Russie à se mesurer avec la révolution. La Russie a été formée par une cabale de la bureaucratie. Sur cette base s’est affermi l’Impérialisme russe et s’est développé le militarisme. Ce dernier est jugé définitivement par les opérations militaires actuelles. Celles-ci peuvent certes conduire à des changements en Russie comme sur d’autres fronts, mais d’ores et déjà le rôle de la Russie est défini. La révolution écrasée s’est vengée. L’Histoire a tiré un trait sur cet Impérialisme agressif qui groupait sous son drapeau les partis des classes possédantes, et s’était gagné la « conscience » de l’Intelligentsia. Ce trait doit engendrer un développement politique au sein du pays.

2. Défaites et Révolution

La guerre conduit à un examen de la société de classes : elle teste la vigueur de ses bases matérielles, la solidité des liens entre les classes, la fermeté et la souplesse de l’organisation gouvernementale. En ce sens, on peut avancer que la victoire renforce l’autorité du Pouvoir. A l’inverse, la défaite compromet le Pouvoir et l’affaiblit.

Aucun social-démocrate doué de bon sens n’avait douté que la Russie, dominée par la contre-révolution triomphante et l’Impérialisme, ne fasse éclater au grand jour, à l’occasion de la guerre, ses lacunes sociales et gouvernementales. Notre Parti était contre la guerre. Il ne nous venait pas à l’idée de lier nos espérances avec les insuccès du Tsarisme dont nous n’avions jamais douté. Ce n’est pas parce que nous nous sentions « moralement obligés », comme les sociaux patriotes, d’intéresser la classe révolutionnaire au krach du pouvoir. Nous n’entrons pas non plus dans les vues des « humanitaires » qui déplorent les horreurs inévitablement liées à la guerre.

La vie « normale » de la société depuis des millénaires est faite de semblables horreurs. La guerre ne fait que les concentrer : et si le plus sûr chemin de la révolution libératrice doit passer par la guerre, la Social-démocratie révolutionnaire n’hésitera pas à l’emprunter, tout comme le chirurgien qui ne repousse pas l’emploi du bistouri s’il le juge indispensable, ne reculant pas devant le sang et la souffrance.

Si nous nous sommes refusés à spéculer sur la guerre, ce ne sont pas des motifs d’ordre national non plus qu’humanitaire qui nous ont arrêtés, mais des conceptions d’ordre politico-révolutionnaire tant international qu’intérieur.

Si la défaite ébranle le gouvernement vaincu, la victoire fortifie celui qui est victorieux. Nous ne connaissons pas de pays en Europe où le prolétariat serait intéressé par une victoire ou une défaite. Nous ne refusons pas à la Russie le rôle d’une nation dont les intérêts ne sont pas liés au développement d’autres pays. Mais est-ce la peine de s’attarder sur cette question, suffisamment exposée déjà dans notre journal ? Même ne rentrant pas dans le cadre étroit des perspectives du développement national, la Social-démocratie russe ne pouvait lier ses plans politiques au résultat produit par une catastrophe militaire. Les défaites ne peuvent devenir un facteur de développement que s’il se trouve, dans les cadres des nouvelles classes historiques, des éléments capables de le promouvoir. Dans ces conditions, les réformes élaborées d’en haut donnent une impulsion au développement des classes progressistes.

Mais la guerre s’avère trop pleine de contradictions, un facteur trop douteux de développement historique pour que le Parti révolutionnaire, confiant en son avenir et sentant sous ses pieds le terrain solide des classes, puisse voir dans la défaite la voie des succès politiques. La défaite désorganise la réaction, mais aussi les masses laborieuses. La guerre n’est pas un tel appui que la révolution puisse espérer en tenir le contrôle. On ne peut en disposer à son gré, la faire disparaître dès « qu’elle a donné l’impulsion indispensable ».

La révolution issue de la défaite ne trouve comme héritage qu’une vie économique détruite, des finances exangues et des relations internationales peu favorables. Si la Social-démocratie russe est toujours restée profondément hostile à l’idée de spéculer sur une défaite, même à l’époque de la contre-révolution triomphante, c’est que la guerre peut conduire à une situation telle qu’elle rend plus difficile l’exploitation des fruits obtenus par la révolution.

Cependant, il nous faut maintenant non seulement estimer jusqu’à quel point la guerre et la défaite influent sur la marche du développement politique, mais aussi agir sur le terrain créé par la défaite. Mais on peut affirmer que vouloir réaliser les plans de la conquête du monde n’est pas à prendre en considération actuellement. L’armée tsariste est battue. Elle peut encore remporter quelques succès. Mais elle a perdu la guerre. Les défaites du moment annoncent la catastrophe militaire. C’est ici qu’il nous faut répéter : la Social-démocratie ne crée pas par elle-même des circonstances historiques. Elle ne représente qu’une des forces du processus historique. Elle ne peut que se tenir sur le terrain que lui crée l’Histoire. Les dirigeants de tous les partis politiques russes sont tous passés par l’expérience du développement de la nation, ces dix ou quinze dernières années. On ne peut s’empêcher d’être frappé par l’analogie avec les événements de 1903. Cette année-là, une vague massive de grèves ébranla le pays. La Social-démocratie y vit le prologue de la révolution. Puis éclata la guerre russo-nipponne. Elle paralysa le mouvement révolutionnaire. Les défaites donnèrent une très forte impulsion au mécontentement des divers groupes sociaux. Il se traduisit par le sursaut fiévreux de la révolution.

En 1912-1913, comme en 1903, on put observer le mouvement des masses sous forme des grèves révolutionnaires. Le mouvement ouvrier se tint sur un plan beaucoup plus élevé, tirant profit des expériences précédentes. Puis, comme la dernière fois, la guerre bloqua tout progrès révolutionnaire. Le pays s’endormit presque. Le Pouvoir, après les premières victoires, perdit la tête et prit des mesures telles qu’on n’en avait jamais vues dans la Russie pré-révolutionnaire Mais l’ère des victoires prit bientôt fin. La série des défaites démoralisa totalement la clique au pouvoir, amena le trouble dans les milieux bourgeois et créa les conditions propices au développement d’un mouvement élargi. On peut supposer qu’après la mobilisation de défense de la bourgeoisie, viendra celle de la démocratie, et, en tête, celle du prolétariat avec comme corollaires des soulèvements révolutionnaires.

Il est remarquable de constater que l’espoir d’une défaite russe s’est développé là où l’on désirait le plus vivement une victoire. Lloyd George voit déjà comment le géant russe, éveillé par la catastrophe, rejette au loin les chaînes de la réaction. Vandervelde, convaincu au début de la guerre que la présence de la gauche à la Douma signifiait une série de victoires, raisonne maintenant avec autorité sur le bien qu’apportent les défaites de l’armée russe. Hervé parle des bienfaits de la souffrance comme de facteurs de l’Histoire russe. Et pour finir, un social-patriote quelconque – quelque transfuge – s’exprime par la formule : « En premier lieu la victoire, ensuite les réformes. » Dans tout ceci il n’y a pas l’ombre de « révolutionnarisme ». Tous ces braves gens espèrent que la défaite éveillera dans les classes dirigeantes « le bon sens gouvernemental ».

Dans leur profond mépris envers la Russie, ils se comportent comme de vulgaires défaitistes, spéculant sur la force automatique du krach militaire, sans intervention directe des classes révolutionnaires. C’est justement notre opinion que l’influence de la guerre et de la défaite sur l’éveil et l’activité des forces révolutionnaires est la question cruciale quant aux destinées prochaines de la Russie. Il faut dire que ce serait cruellement se tromper que de transposer l’expérience du passé sur l’époque actuelle en ce qui concerne l’influence de la guerre sur la mentalité des masses. La catastrophe qui se déroule sous nos yeux n’est en rien comparable, de par ses dimensions, à l’aventure coloniale russo-japonaise. Elle provoquera une impression incomparablement plus forte sur le peuple. Devant la Social-démocratie s’ouvrent les perspectives illimitées de l’agitation politique, chaque mot prononcé peut rencontrer une résonance particulièrement forte. Mais il est indispensable de se rendre compte que la catastrophe militaire, en épuisant les forces et les moyens économiques et spirituels, peut provoquer le mécontentement, les protestations et l’action révolutionnaire seulement en une certaine limite. Arrivé à un palier caractéristique, l’épuisement est tel qu’il conduit à l’apathie. Viennent le désespoir, la passivité et la chute morale. Le lien entre les défaitistes et les révolutionnaires a un caractère dialectique et non mécanique.

Les espoirs de Lloyd George et autres sont imprégnés de lâcheté, mais ce serait une erreur enfantine de croire, après l’expérience russo-nipponne, que les défaites conduiraient automatiquement à une prise de conscience révolutionnaire dans les masses. Les dimensions colossales de la guerre, à cause de son poids extraordinairement écrasant, peuvent couper les ailes à tout développement et, en premier lieu, au mouvement prolétarien.

Il en découle la nécessité absolue de terminer la guerre le plus vite possible. La révolution n’est pas intéressée par une accumulation de défaites. Au contraire, la lutte pour la paix est la meilleure auto-conservation pour le mouvement révolutionnaire. Plus vite la mobilisation des masses laborieuses aura lieu, plus vite la classe ouvrière sera instruite politiquement, et plus vite cette dernière se transformera en une force agissante révolutionnaire.

3. Les forces sociales de la Révolution russe

Si la victoire de l’Impérialisme russe, l’élargissement de base du bloc du 3 Juin et son emprise sur l’Arménie, la Galicie, Constantinople signifient la Prussification des relations sociales russes, c’est-à-dire la dictature militaire de la noblesse monarchiste, alors la faillite militaire des intentions impérialistes met à jour les lacunes gouvernementales, envenime les antagonismes entre les classes dirigeantes, affaiblit le pouvoir et crée les conditions objectives du développement révolutionnaire.

Nous avons examiné dans l’article précédent en quel sens et en quelles conditions la défaite par son effet sur les masses pouvait amener aux conditions subjectives de la révolution. Il faut maintenant nous rendre compte de la direction que peut prendre le mouvement révolutionnaire s’il ne suit pas l’exemple malheureux de 1905.

La contradiction fondamentale historique de la Révolution ratée de 1905 consiste en ce que le problème de base était le déblaiement des chemins pour un développement bourgeois du pays, alors que la principale force révolutionnaire était constituée par le prolétariat. La Révolution classique bourgeoise de 1789 s’appuyait sur le Tiers- État formé par la petite bourgeoisie urbaine. En Russie, ce Tiers- État était divisé par de profondes rivalités objectives et subjectives dès son émancipation historique. Le Prolétariat s’opposait à la grande bourgeoisie, alors que le poids social et la signification historique de la petite bourgeoisie étaient peu de chose.

Quels changements se sont produits en ce domaine ces dernières années ? La période de réaction et de crise économique fut celle de l’européanisation de l’industrie. Elle amena à la recherche de techniques plus poussées et de méthodes plus intensives d’exploitation des ouvriers. Les trois années précédant la guerre furent témoins d’une ascension économique rapide. Elle enrichit la grande bourgeoisie capitaliste. Nous avons approfondi les contradictions sociales qui empêchèrent les prolétaires et les bourgeois de lutter côte à côte contre le régime. Le prolétariat s’accrut en nombre et fit de grands progrès dans l’organisation et la prise de conscience de classe. Ainsi la contradiction fondamentale de la révolution passée prend une forme plus profonde et plus significative. Le seul mouvement capable ne peut être que celui du prolétariat. Dès sa première entrée en action, il aura contre lui toutes les forces bourgeoises ainsi que les éléments de l’Intelligentsia libérale.

L’exemple de 1905 nous apprend qu’il faut négliger une participation éventuelle de la part des paysans. Ces derniers, si longtemps demeurés dans le servage, ont conservé de leur timide opposition d’alors l’empreinte de leur manque de maturité politique et d’impuissance qui les paralyse et les fait s’arrêter là où commence la vraie action révolutionnaire. Les progrès effectués par la paysannerie la poussent dans la ligne d’un développement bourgeois, qui, lié aux contradictions de classe, se fait jour au sein même des campagnes. Il s’ensuit que le prolétariat ne peut compter que sur les demi- prolétaires agricoles, non sur les paysans. Le mouvement révolutionnaire en acquiert un caractère moins « national » mais plus « de classe » qu’en 1905. L’activité politique en Russie se signale donc par une différence de classes nettement plus tranchée et par une plus grande maturité des relations sociales dans les dernières années précédant le conflit. Le mouvement ouvrier est organisé de façon plus méthodique qu’il y a dix ans. Alors que les grèves dans les villes avaient un écho de troubles et de tumultes, dans les campagnes, particulièrement en 1902, année des soulèvements paysans, elles n’eurent plus aucune résonance en 1912-1913.

La nombreuse Intelligentsia jouant un rôle disproportionné au sein du vieux mouvement révolutionnaire fut saisie par le processus en cours dans les nations capitalistes et apprit à tenter de s’enrichir, servant ainsi les desseins de l’Impérialisme qu’elle dissimule par une idéologie radical-démocrate ou « socialiste ». Au temps de la guerre russo-japonaise, les premières tentatives de créer une vaste opposition se firent sous le slogan de « représentation populaire ». Suivirent des meetings où l’Intelligentsia fit sa campagne sous le drapeau de la paix et du suffrage universel. Actuellement « l’opposition » des classes dirigeantes est mobilisée sous le slogan de « victoire » : elle prend sa part de responsabilité dans la prolongation de la guerre. Son aile gauche (Kadets) se refuse démonstrativement à poser les problèmes élémentaires d’ordre intérieur.

En 1904-1905, les classes bourgeoises n’étaient pas capables de mener une lutte révolutionnaire. Mais par leur « irresponsabilité », elles désarmaient le Pouvoir et, pendant la première période de la révolution, elles observèrent une neutralité bienveillante envers les masses révolutionnaires. Maintenant, enfoncées par leurs pleutreries social-patriotiques, elles regardent la révolution comme un service rendu au Kaiser et une trahison. Afin d’isoler l’opposition révolutionnaire, les partis bourgeois se refusent à mobiliser leurs membres même pour obtenir la responsabilité du ministère, sans parler, bien sûr, du droit de vote. Gravitant autour du Pouvoir, ils forment tampon entre lui et les masses populaires.

Si lamentable que fût la presse libérale-démocratique en 1905, elle nourrissait la conscience révolutionnaire par son opposition. Maintenant elle s’efforce de détourner le mécontentement du peuple. Toutes ces trahisons se résument à ceci : isoler le prolétariat. Entre la monarchie et le militarisme d’une part, le peuple de l’autre, existe un mécanisme compliqué de partis bourgeois, de presse, d’organisations servant les intentions impérialistes du Pouvoir. La mobilisation révolutionnaire du prolétariat se heurte maintenant non plus seulement à la police, comme au temps de Plehve et de Svyatopolk-Mirsky, mais à toute la police du patriotisme dont les fonctions sont remplies par les partis bourgeois flanqués des milices du Social- patriotisme.

Cela définit de façon décisive la direction générale prise par la politique de la Social-démocratie révolutionnaire en Russie.

4. Courant national ou international ?

On peut regarder la Révolution de 1905 comme historiquement « attardée » si on la considère comme la lutte de la bourgeoisie contre la forteresse du pouvoir, c’est-à-dire une révolution nationale. D’un autre côté, elle peut être classée comme un événement historique si l’on prend en considération que la principale force révolutionnaire fut le prolétariat bénéficiant de la neutralité bienveillante de la bourgeoisie dans la première époque de la Révolution, mais neutralité qui devait se retourner contre elle dans la seconde partie de la révolte. Sous ce double point de vue, on peut définir comme suit la Révolution de 1905 : forces insuffisantes de la bourgeoisie démocrate et insuffisance de « préparation » de 3a Révolution de la part des paysans. D’autre part, il faut tenir compte, pour expliquer la défaite du prolétariat, de sa faiblesse par rapport à son ennemi et du manque total d’aide de la part des mouvements prolétariens européens, alors que le Tsarisme bénéficiait de l’appui des gouvernements et des Bourses en Europe. Il ne faut pas assembler mécaniquement ces deux explications. L’un des facteurs qui a contribué à augmenter le nombre des prolétaires et élevé sa conscience de classe, est le développement du Capitalisme qui a amené à la disparition de la bourgeoisie urbaine en tant que force politique, et à la participation sociale de la paysannerie. Mais ce facteur, et non un autre, a accompli son travail dans toute la période post-révolutionnaire. Notre propre développement s’est effectué sur le chemin de l’amoindrissement révolutionnaire de la petite bourgeoisie et des paysans et, au contraire, de l’accroissement significatif des ouvriers. Si la Révolution de 1905 n’a pu être « réalisée », une seconde révolution nationale, groupant la « nation » contre le régime, ne peut être « offerte » par l’Histoire.

Dans sa lutte, la Social-démocratie use de tout mouvement oppositionnel des autres forces sociales. Mais peut-on croire que la bourgeoisie russe puisse être regardée comme une force révolutionnaire, elle qui s’est démasquée définitivement ? Pouvons-nous rendre le développement révolutionnaire, pratiquement celui du prolétariat, dépendant de celui de l’Intelligentsia de la petite bourgeoisie et de la paysannerie ? Ou bien soumettons-nous le mouvement prolétarien aux problèmes de tout le prolétariat européen et faisons la révolution russe dépendante de la lutte prolétarienne dans le monde capitaliste ?

En un mot : dirigeons-nous le cours fondamental de notre politique vers la révolution nationale bourgeoise ou vers une Révolution internationale du prolétariat ?

C’est ici qu’intervient le divorce entre nous internationalistes et ces sociaux-patriotes russes qui non seulement se laissent aller au fil de l’eau en fermant les yeux, mais « acceptent » la guerre et participent à « l’organisation de la victoire » avec l’idée fictive et, au fond, réactionnaire de la création d’une base nationale pour la révolution.

Ces deux conceptions ont été exposées à la tribune de la Douma d’Empire. Il serait injuste de prétendre que la ligne suivie par Plékhanov (Naché Diélo) a été exprimée seulement par Mankov expulsé de la fraction des Kadets. Le représentant le plus en vue fut le zélé Kérensky. La destinée a voulu qu’au moment même où Kant devenait le compagnon de route de Plékhanov dans les questions d’ordre international, le petit-bourgeois radical Kérensky devenait l’inspirateur en politique intérieure. Mais le radicalisme national révolutionnaire de Kérensky venait trop tard, tout comme notre révolution nationale : Milioukov en tant qu’instrument inconscient de l’ironie de l’Histoire impute à Kérensky « les illusions de l’Internationale socialiste », mais celle-ci impute au même personnage « les illusions du social-patriotisme ». Dans ces deux définitions, malgré leur contradiction, existe une vérité fondamentale qui pour nous est la totale connaissance des illusions politiques de ces personnages qui ont déchiré les obligations internationales du Marxisme et ne trouvent plus de terrain national, de concert avec les éléments « de base » du « socialisme militant ». De tout ce qui vient d’être dit découle l’importance du problème posé au prolétariat russe dans les conditions actuelles. Si le slogan « A bas la guerre ! », se transformant en « A bas le pouvoir ! » comme en 1905, rapprocha les travailleurs des autres classes, il se trouve maintenant en butte à l’hostilité de la société bourgeoise. La mobilisation du prolétariat assume maintenant un caractère révolutionnaire de classe. L’avant-garde prolétarienne réussira-t-elle à grouper autour d’elle les miséreux des campagnes et des villes ? A cet égard on ne peut formuler que des suppositions. Il est cependant incontestable que la Social-démocratie apparaît aux masses comme le seul mouvement directeur dont le devoir historique est de brandir le drapeau de la paix et de la révolution.

Nous sommes profondément convaincus que seule la lutte révolutionnaire du prolétariat européen contre la réaction capitaliste, seule la révolution internationale peut créer les forces grâce auxquelles le combat du prolétariat, en Russie, peut être mené jusqu’au bout. La lutte du prolétariat russe s’avère un facteur important dans les progrès du mouvement révolutionnaire européen.

En reconnaissant qu’il est illusoire de compter sur une révolution nationale, nous croyons à l’élargissement des bases de la révolution, à ses buts socialistes et à l’approfondissement de ses méthodes de classe.

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