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Léon Trotsky 19150718 Dans les Balkans

Léon Trotsky : Dans les Balkans

[Naché Slovo, No. 142 et 143, 18 et 20 juillet 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 114-116]

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La mêlée des peuples européens, sans résultat décisif de part et d’autre, atteint son paroxysme dans les Balkans, dans un chaos jamais encore vu en cette péninsule volcanique. Comme chez les grandes puissances, les partis bourgeois se heurtent violemment en politique intérieure, mais s’unissent en politique étrangère. Pour les petits États balkaniques isolés et dépendants, il en va autrement. Les partis bourgeois ne se distinguent pour ainsi dire pas. Les besoins économiques et le retard militaire obligent le pouvoir et les partis à faire une même politique sous la pression du Capitalisme étranger : emprunts, hausse des impôts, construction des chemins de fer, développement de l’armement, … hausse des impôts, … emprunts. En ce qui concerne la politique extérieure, il y a rarement plus de deux partis, correspondant aux deux pays rivaux auxquels ils ont lié leurs destinées : la Russie et l’Autriche.

Trompée par la première en 1879, la Roumanie se laissa glisser, jusqu’à la guerre, dans l’orbite austro-allemande. La Serbie, menacée par l’Autriche, tournait ses regards vers la Russie plus éloignée, par conséquent moins dangereuse. La Bulgarie, à égale distance de la Russie et de l'Autriche, louvoyait entre les deux, faisant alterner au pouvoir les russophiles et les austrophiles. La guerre a mis en action les forces contradictoires existant auparavant et a détruit les quelques éléments de stabilité qui tenaient encore. Le parti à prendre dépend maintenant du « chef de bande » qui s’est emparé du pouvoir. C’est pourquoi les cabinets étrangers s’intéressent tellement au succès de Venizelos, à la lutte des conservateurs et des libéraux roumains et à la question de savoir si Gennadiev sera Président-ministre ou sera envoyé au bagne. L’inévitable Hervé menace les Bulgares s’ils refusent de devenir le « quatrième » allié de l’Entente et Clemenceau, de temps à autre, entonne un couplet en l’honneur du « grand européen », Ionescu, chef d’un parti de déchets de la société et de candidats affamés à un pouvoir rapace.

L’entrée en guerre de l’Italie influença favorablement l’opinion bulgare en faveur des Alliés. Le chef des russophobes – partisans de Stamboulov – , Gennadiev (déjà cité), passa, en vingt-quatre heures, du camp autrichien au camp russe.

Les arguments paraissaient convaincants : « l’État du destin », la Bulgarie, devait ouvrir à la Russie la route de Constantinople pour recevoir, en récompense, Andrinople et une part de la Macédoine. Mais les redditions de Pchemysl et de Lemberg refroidirent cet enthousiasme, d’autant plus que la défaite serbe offrait l’occasion de pénétrer en Macédoine avec un risque minimum. C’est ainsi que les espérances des Alliés de voir les Bulgares se joindre à eux furent anéanties à tout jamais.

Les défaites russes, non seulement rendirent problématique une entrée en guerre de la Roumanie aux côtés de l’Entente, mais permirent à l’Autriche de présenter à celle-ci un ultimatum, dont le délai expirait dans un mois. Trop court ! pour que les « grands européens » – les Roumains – se décidassent à trancher la question : où fallait-il aller, où ne fallait-il pas aller à aucun prix ?

Dans le même temps que les défaites russes paralysaient l’effet produit par l’entrée en guerre de l’Italie, celle-ci provoquait des difficultés considérables dans les Balkans. Craignant que l’Italie, en envahissant l’Istrie et la Dalmatie, ne mette la main sur des Serbes, la Serbie et le Monténégro, dégarnissant le front autrichien, dirigèrent le gros de leurs forces contre l’Albanie : soit pour se « payer » sur le dos de celle-ci, soit pour avoir la possibilité de l’échanger contre la Dalmatie, tout ceci en pleine opposition avec plan des « Grands Alliés ».

Dans ce jeu d’enfer, où culbutent les programmes nationaux, les égoïsmes de classes, les intérêts dynastiques et les calculs des « camarillas », seul le Parti socialiste peut rester fidèle à son programme en s’appuyant, non sur des combinaisons diplomatiques passagères, mais sur toutes les tendances du développement économique.

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Il est difficile de se représenter un tableau plus aberrant que celui offert par la politique peureuse des gouvernements balkaniques. Se soupçonnant mutuellement, toujours prêts à se trahir, ils craignent d’être trompés par les grandes puissances tout en cherchant à les abuser. Encore plus incohérente est la conduite de celles-ci qui corrompent leurs « vassaux » et en changent, exactement comme des gitans à la foire aux chevaux. Clemenceau parle avec mépris des peuples balkaniques : « Ils ne savent pas ce qu’ils veulent ». C’est vrai et c’est inexact. Ces peuples veulent avant tout que M. Clemenceau, ses amis et ses ennemis, les laissent en paix. Mais ils ignorent comment parvenir à ce résultat. Plus la guerre découvre la « pétaudière » balkanique, plus elle ouvre la voix à un programme unique de cohabitation entre les nations de la péninsule. L’organe de la social-démocratie bulgare Novo Vreme répond négativement à la question : « La Bulgarie doit-elle être le quatrième partenaire de l’Entente ?» – « Non ». L’objectif majeur de la Russie est Constantinople. L’Angleterre et la France, intéressées stratégiquement – non politiquement – -, tiennent à ce que la Russie débouche sur la Méditerranée, sinon elle se trouverait totalement isolée l’hiver, quand le port d’Arkhangelsk est bloqué par les glaces. Celle-ci enlèvera à la Bulgarie Andrinople, clé de Constantinople. Maîtres de la Mer Noire et de la Mer de Marmara, les Russes détruiront l’indépendance bulgare et aussi celle des Roumains. Si l’Italie, de son côté, s’empare de la Dalmatie et prend la place de l’Autriche, les nations des Balkans exposées aux rivalités de la Russie et de l’Italie se souviendront amèrement de l’époque pré-libératrice.

Pas d’alliance avec les Occidentaux ! Non plus avec les Empires Centraux ! La victoire de ceux-ci signifierait la soumission de la faible Turquie à l’Allemagne et l’absorption de la Serbie par l’Autriche. La Bulgarie serait alors en proie aux pressions allemandes. Ce serait la fin de la liberté pour les Balkans ! C’est là justement que les problèmes nationaux et impérialistes s’enchevêtrent monstrueusement, qu’apparaissent le mieux les contradictions du social-nationalisme. Des deux principes suivants, lequel observer ? 10 rechercher à défendre la patrie ? 2° chercher le moindre mal international ? La situation semble être sans issue. Comment défendre la patrie avec la Russie qui te dévorera ? Avec l’Allemagne qui t’engloutira ? Garder une craintive neutralité alors que les événements et les appétits peuvent la détruire chaque jour ? Quelle ligne de conduite doit adopter la Social-démocratie ? Elle doit rejeter le slogan de « défense de la patrie » et prendre résolument la route qui conduira à la Fédération républicaine balkanique.

Luttant contre les interventions éventuelles de la Bulgarie et de la Roumanie, les sections balkaniques de l’Internationale ne se cantonnent pas dans une neutralité, autrement dit dans un attentisme impuissant. Ils prônent une politique d’alliance de tous les peuples des Balkans. Dans le bain de sang actuel, ce programme conserve son caractère de propagandiste, il se réalisera dans le sang et la boue d’autant plus vite que tombent les illusions et que se renforce l’autorité dans la conscience des masses populaires Balkaniques.

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