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Léon Trotsky 19151218 Des miracles dont les sages n’ont jamais rêvé

Léon Trotsky : Des miracles dont les sages n’ont jamais rêvé

[Naché Slovo, No. 269, 18 décembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 217-219]

L’article de fond de notre numéro 254 était consacré à l’Emprunt français. Le début et la conclusion sont remplacés par deux taches blanches – le témoignage le plus éloquent que la Censure de Prince-de-galles a trouvé le reste de l’article irréprochable. L’article commence par : « Le succès significatif de l’Emprunt peut être considéré comme garanti et décisif », et justifie pleinement les prévisions consolantes des organisateurs de l’Emprunt quant au penchant de la bourgeoisie française pour les papiers d’État pourvus d’un bon pourcentage. Que celui-ci soit bon (5,73 %), la presse française non seulement ne l’a pas nié, mais au contraire, dans sa propagande patriotique, elle a souligné l’excellence du pourcentage avec une louable énergie.

Le 10 décembre, le journal réactionnaire du soir, L’Intransigeant, publiait la remarque suivante : « Quel est ce journal appelé Naché Slovo dont le rédacteur en chef est M. Dridzo, installé au 19, rue Daguerre, dont l’éditeur est M. Hambourg (58, Bd de Port-Royal), et qui jouissant de l’hospitalité accordée à nos Alliés, discrédite de façon hypocrite notre Emprunt national ? N’est-ce pas assez de contrôler les neutres et devons-nous encore le faire pour ceux qui prétendent au titre d’amis ? ».

Cette remarque, s’il faut user de la franchise, qui est de mise entre Alliés, est plutôt stupide. L’Intransigeant nous rappelle que nous jouissons de l’hospitalité française. En découle-t-il l’impératif de ne pas saisir que 5,70 % = 5,70 % ? Si nous avions la possibilité de nommer noir ce qui est blanc, nous ne serions pas forcés de rechercher l’hospitalité de la République. Et s’il nous fallait, en échange de l’hospitalité, faire nôtre le point de vue de l’Intransigeant la question se poserait : en quoi la République se différencie-t-elle du Tsarisme ? Du reste, soyons justes : même chez nous, en Russie, on n’exige pas pour souscrire à l’Emprunt d’examiner la seule expression du désintéressement patriotique.

Nous ne désirons pas nous attarder trop longtemps sur ce côté nullement compliqué de l’affaire. Rappelons avec quelle insistance, le journal L’Éclair répétait : « La rente de 1870 s’est haussée, après la guerre, à 122, et c’était juste après la défaite ! » L’Œuvre a déclaré non moins franchement : « L’Emprunt de 1915 donnera la victoire et un pourcentage de 5 1/2. » S’il est permis à Gustave Téry, bien connu pour son désintéressement, de parler de pourcentages, pourquoi ne pourrions-nous pas les mentionner, nous, qui jouissons de l’hospitalité française ?

Nous avons nommé M. Téry. En pleine agitation autour de l’Emprunt, ce journaliste a donné des indications assez précises sur les sommes reçues par la presse française pour sa propagande en faveur de l’Emprunt. Il est hors de doute que Téry a été guidé par des considérations patriotiques : il faudrait penser, dans le cas contraire, qu’il a été poussé par le désir de se faire une scandaleuse publicité.

Quoi qu’il en soit avec l’affaire Téry, le reste de la presse s’est appuyée sur les pourcentages et ne les a pas refusés. A notre connaissance, une exception est constituée par l’Humanité. En ce qui concerne l’Intransigeant il ressort de l’article de Téry, que le journal n’a pas décliné les symboles du crédit gouvernemental en guise de reconnaissance pour la propagande en faveur de l’Emprunt.

Les affaires sont les affaires…

Mais nous estimons… qu’il n’est pas magnanime de la part de L’Intransigeant qui est rémunéré suivant le tarif, et même au-delà, que nous devions voir partout du désintéressement.

L’Intransigeant peut raconter, il est vrai, qu’il n’est pour rien dans cette histoire. De fait, la remarque citée plus haut, est publiée dans le journal de Bailby, sous forme d’annonce : dix lignes en petits caractères entre des annonces sur « Tip » qui remplace le beurre et l’annonce aguichante de la banque Girond sur « l’Emprunt de la victoire ». Dans ce double voisinage, on ne peut que voir le doigt du destin : Naché Slovo entre la margarine patriotique et le désintéressement bancaire !

Mais si nous nous trouvons dans les petites annonces,, c’est donc que L’Intransigeant a été payé. S’il a été payé, par qui ? « That is the question », comme dirait Hamlet. Nous avons bien là-dessus nos petites idées qui nous semblent très convaincantes. Mais nous nous abstenons de les communiquer, car, il y a quelques jours, une tentative semblable ne parut pas convaincante au Censeur.

Des remarques prudentes sur le rôle joué par l’ambassadeur Isvolsky furent biffées par l’honorable Censeur, en vertu de l’amitié franco-russe.

Nous promettons aux lecteurs de livrer le fruit de nos méditations quant à cette annonce, après la guerre.

Et c’est là toute la campagne contre Naché Slovo se demande le lecteur, presque déçu. Non, ce n’est pas tout. L’attention manifesté à notre égard par les mystérieux auteurs de l’annonce est allée plus loin. Un exemplaire de L’Intransigeant fut remis soigneusement à la concierge de l’immeuble où se trouve notre imprimerie. Ce n’était sûrement pas dans le but d’élargir l’horizon politique de l’administratrice de notre maison ! L’honorable dame fut très émue d’apprendre, que sous son toit, se rassemblaient des personnages qui, non seulement ne croyaient pas en Dieu, mais encore moins au désintéressement des banquiers et des journalistes capitalistes !

Est-ce tout ? Non, ce n’est pas tout. Dans certaines hautes institutions de la République circule un document qui « porte plainte » contre Naché Slovo en l’accusant de nuire aux finances de la France. Qui a apporté ce document ? Nous ne le savons pas, nous ne savons rien. Y a-t-il un lien entre l’annonce, la concierge inquiétée et ce document, que nous appellerons, purement et simplement une dénonciation ? Pourquoi, lecteur, supposer l’existence d’un lien mystérieux, alors qu’on peut se borner à la supposition consolante que tout s’explique par une coïncidence… Le sceptique dira que c’est incroyable. Mais nous appelons en témoignage l’ombre déjà évoquée du prince Hamlet : n’a-t-il pas expliqué à son ami Horatio qu’il y a en ce monde des coïncidences miraculeuses dont les sages eux-mêmes n’ont pas rêvées.

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