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Léon Trotsky 19150301 Évaluation non critique d’une époque critique

Léon Trotsky : Évaluation non critique d’une époque critique

[Naché Slovo, No. 28, 35 et 41, 1, 10 et 17 mars 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 202-205]

1. Faiblesse ou force : qui n’a pas confiance en soi ?

Le groupe de littérateurs qui travaillent dans la ligne indiquée par le journal, maintenant disparu, Nacha Zaria, ne se borne pas à répondre à l’exposé de Vandervelde s’adressant aux socialistes russes. Ce groupe a présenté un compte rendu indépendant sur la Conférence de Copenhague. Ce document n’est pas de nature à nous enseigner quelque chose sur la guerre ou les problèmes de la Social-démocratie. Mais il dépeint à merveille la confusion qui s’est installée dans les cervelles de beaucoup de socialistes. Le document donne une liste éclectique d’arguments pas trop vulgaires, pas trop criards, pas trop compromettants en faveur de l’Accord tripartite. Il approuve non seulement les nuances du « Tripartisme », mais aussi l’unité du social-patriotisme en son tripartisme.

Le document commence par un sophisme fondamentalement politique. Ses auteurs considèrent qu’ « il est impossible d’adopter une attitude indifférente par rapport aux fractions du Pouvoir luttant entre elles ». Pourquoi ? « Parce que la guerre est un “ fait indiscutable de la réalité ”. » Du moment que le Socialisme n’a pas réussi à empêcher la guerre, il doit en profiter. Comment ? Le document ne connaît qu’une issue : « Il faut appuyer du côté où la victoire présente le plus de possibilités du point de vue des intérêts du développement mondial. » Le refus de favoriser un des deux camps est, suivant le document, la méconnaissance de la guerre, le refus d’en user, en un mot, le « boycott ».

Cette conception de base posée en axiome n’est qu’un refus de principe d’une politique indépendante du prolétariat. La politique préconisée par les auteurs du document débouche sur une alliance entre les prolétaires et une organisation quelconque gouvernementale : c’est une politique du « moindre mal », semblable à celle des blocs électoraux.

Le prolétariat est trop faible pour se mesurer aux événements historiques, d’où l’aide indispensable d’un parti gouvernemental. Ces socialistes-impérialistes sont d’avis que le prolétariat est privé des ressources nécessaires à son indépendance politique dans les conditions d’une catastrophe mondiale. Cette faiblesse l’empêche de résoudre les problèmes d’ordre international. Il ne peut profiter de la guerre que dans le cadre national. Compte-tenu de ses pertes, de millions de morts et d’invalides, il pourrait espérer 2 ou 3 millions de francs pour des réformes sociales. Moins les socialistes capitulards sont convaincus de la force du prolétariat, plus ils usent de subtilités.

Le Russe use de subtilités bien plus que tous les autres. Le document expose que le prolétariat est trop faible pour se passer de l’aide d’un groupe gouvernemental, mais il lui assigne un but international. Celui-ci est clair : l’écrasement du militarisme germain. C’est une chance pour le prolétariat russe que son devoir international coïncide avec les buts de guerre de l’Alliance Tripartite ! Les sceptiques disent : « Nous avons surestimé les forces du prolétariat. » C’est une explication individuelle et psychologique, ne tenant pas compte du fait que le prolétariat « sous-estimait ses propres forces ». Son estimation de lui-même et de son état général sont en retard par rapport à son rôle dans la production et au degré de son organisation. La psychologie, en dépit des préjugés subjectifs, se révèle comme le facteur le plus frappant de l’Histoire.

Étant la classe la plus opprimée, prenant conscience de lui-même à une époque de réaction mondiale, le prolétariat n’est pas dépourvu de vigueur, mais de confiance en sa force. Par-dessus tout, il lui manque la présomption révolutionnaire. Cette qualité ne provient pas des artifices « du commencement spirituel », comme le pensent les subjectifs, mais des circonstances d’une époque troublée qui place les prolétaires dans une situation telle qu’il n’y a pas d’autre issue pour eux que la voie révolutionnaire. C’est seulement alors que sa formidable énergie passera à l’action et se dévoilera en entier à la collectivité.

Nous autres, internationalistes révolutionnaires, tenons compte dans nos constructions théoriques et tactiques que le prolétariat, créé par le développement capitaliste, entrera tôt ou tard dans la lutte intérieure à laquelle doit aboutir le régime capitaliste. Les auteurs du document parlent de la faiblesse du prolétariat comme d’un facteur indiscutable. Ils s’en servent pour masquer leur opportunisme national-gouvernemental qui ne peut que détruire la confiance du prolétariat en lui-même.

Nous autres, internationalistes révolutionnaires, nous nous donnons comme tâche d’accélérer le processus de libération des prolétaires, de les délivrer des instincts serviles d’une classe opprimée, de leur faire prendre confiance en eux-mêmes : en nous conformant à la logique de fer de notre époque, nous mettons en avant la politique indépendante et social-révolutionnaire de la classe ouvrière.

De là vient notre opposition profonde, fondamentale, avec les auteurs du document.

2. La légende de « la lutte pour la démocratie »

Les écrivains cités plus haut estiment indispensable de pressentir quelles sont les nations dont la victoire favoriserait au mieux le développement mondial ? Par un heureux arrangement des choses, il apparaît que ce sont les démocraties occidentales luttant contre le « monarchisme des Junkers ». Le Tsarisme ? Mais il agit en tant qu’auxiliaire de la Démocratie ! C’est le point de vue officiel français du marxiste Guesde et du Président du Conseil Viviani.

Cette guerre est-elle un conflit de formes politiques ? Est-ce que la forme politique dominante de la bourgeoisie nous renseigne sur la nature des guerres contemporaines ? Quand la République française se trouve en guerre avec le Maroc barbare et monarchiste, qu’y voyons-nous ? Une réalisation de « l’idée républicaine » ou un élargissement de l’exploitation capitaliste ? La politique coloniale de la Bourse républicaine ne se différencie pas de celle des monarchies. La guerre est menée pour des acquisitions coloniales, pour la conquête de territoires et de mers par les grandes puissances. Les buts de la guerre n’ont rien à voir avec les « principes et les formes de pouvoir ». Nous voyons qu’elle soumet une forme républicaine de gouvernement à des tendances cléricales et réactionnaires. Il y aurait là une contradiction insurmontable s’il s’agissait de « défense de la démocratie » comme pendant la Grande Révolution. Mais actuellement la lutte se déroule pour des intérêts impérialistes, aussi bien dans les nations démocratiques que monarchiques. Que la guerre soit menée « pour la démocratie, contre le militarisme » est un mythe, une légende que la rédaction de Nacha Zaria utilise pour jeter le trouble dans les esprits et aider les forces socialistes qui sont hostiles au Socialisme et à la Démocratie.

Comme elle a semé l’anarchie dans les relations économiques et politiques, la guerre l’a fait de même dans les esprits. Au nombre de ceux-ci on compte des personnes qui étaient pourtant armées de pied en cap avec l’arme de l’orientation historique : le Marxisme. Tous comprenaient qu’entre l’Angleterre et l’Allemagne, il s’agissait d’un antagonisme capitaliste. Il y a maintenant certains esprits pour penser que la cause profonde de la guerre est la structure semi- féodale de l’Allemagne. Les contradictions irréconciliables nées du développement du Capitalisme sont ainsi expliquées : il y a deux types de nations bourgeoises, les premières purement militaires, les secondes démocratiques et pacifistes. Ainsi, si un président se trouvait à la place de Guillaume, la rivalité anglo-allemande se serait « déroulée harmonieusement ».

Le Marxisme a fait place nette de ces illusions et de ces mensonges qui prétendent que le mécanisme de la démocratie aboutit à la lutte des classes suivant un processus « harmonieux ». Qui diffuse ces mensonges et ces illusions sur le plan mondial ? Des écrivains se prenant pour des marxistes.

A. Potriessov étudie, dans Nacha Zaria, le mythe des Junkers, les décrivant comme la base du Mal en ce monde. (A noter l’analogie avec le mythe du juif présenté comme le mauvais fondateur du capitalisme.) Notre écrivain, à grands coups de citations de « l’ancienne » (plus de six mois !) littérature marxiste, pour l’opposer à la nouvelle, en arrive à des contradictions mortelles. Il cite l’article de Karl-Emile (Hilferding) suivant lequel « l’Allemagne, tard venue au partage mondial, a trouvé sa “ place au soleil ” déjà occupée ». D’où la conclusion : « Sans guerre, aucun accroissement colonial de l’Allemagne. » Potriessov paraphrase à sa manière : « Le drame du tard-venu s’exprime ainsi : ou faire la guerre ou refuser l’Impérialisme. » Il semblerait que le cas soit très clair : le développement économique allemand a rendu « l’explication » entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne inévitable. L’Allemagne capitaliste ne pouvant en aucun cas renoncer à son expansion, comment « refuser l’impérialisme » ? Potriessov aboutit à cette conclusion incroyable : la victoire de la Démocratie allemande sur les Junkers aurait « été le seul moyen d’éviter le sanglant conflit actuel ». En ce cas, que serait-il advenu du développement capitaliste ? Personne ne le sait ! On se demande pourquoi nous sommes passés par l’école du Marxisme.

Les liens entre les Junkers semi-féodaux et l’Impérialisme sont prouvés, mais les premiers ne créent pas l’Impérialisme offensif; au contraire, venu plus tard, ce dernier conserve les Junkers aux postes de commande.

L’amalgame des classes féodales et capitalistes est un processus qui remplit l’Histoire européenne depuis la seconde moitié du XIXe siècle, parallèlement à l’isolement du prolétariat. Ce processus prend en Russie un « tempo » plus accéléré. Conclusion ? La victoire sur les Junkers ne délivrera pas l’Europe du militarisme et de l’Impérialisme; la lutte contre le féodalisme a cessé depuis longtemps d’être un problème indépendant. On ne peut « libérer » le Capitalisme du féodalisme. On ne peut vaincre les Junkers qu’en écrasant la base impérialiste de leur domination. Plus exactement : la lutte pour la démocratie est devenue une part de la lutte internationale, social-révolutionnaire du prolétariat.

Un programme de lutte pour la démocratie en accord avec le militarisme capitaliste est illusions et mensonges : illusions chez les dirigés, mensonges chez les dirigeants.

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