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Léon Trotsky 19151219 Faits et conclusions

Léon Trotsky : Faits et conclusions

(Encore au sujet des élections de Pétrograd)

[Naché Slovo, No. 270 19 décembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 104-107]

De nouvelles élections pour le Comité de l’industrie de guerre se déroulent à Pétersbourg, alors que le bilan des élections de septembre n’a pas encore été dressé avec l’indispensable rigueur de fait. Nous disons rigueur de fait, car les informations plus ou moins dignes de foi, telles qu’elles se dessinent à travers les communiqués de la presse socialiste allemande, ne font que renforcer nos conclusions politiques.

En ce qui concerne les 90 électeurs de la majorité, toute tentative de les classer comme partisans de Sotsial-démokrat serait déplacée : il suffit d’indiquer qu’ils comprennent quelques Menchéviks et une minorité internationaliste de Populistes. Bien que, jusqu’à présent, il n’y ait aucune donnée précise sur la composition idéologique des groupes de la majorité, il ne fait aucun doute que les travailleurs bolcheviks occupent une place en vue. D’un autre côté, les informations fournies par Sotsial-démokrat excluent catégoriquement la possibilité d’affirmer que les Internationalistes se soient groupés sous le drapeau et les slogans spécifiques de Sotsial-démokrat. Au contraire, quand les sociaux-patriotes tentèrent d’attribuer un slogan défaitiste aux électeurs internationalistes, ceux-ci protestèrent violemment. Il se répéta, mais sur une plus grande échelle, ce qui survint au jugement des cinq députés sociaux-démocrates : le slogan défaitiste fut rejeté, non par les « chauvins » et les « serviteurs des gouvernements » (Sotsial-démokrat désignait ainsi des adversaires), mais par toute l’avant-garde internationaliste révolutionnaire du prolétariat russe. C’est pourquoi nous espérons que Sotsial-démokrat ne nous obligera plus à faire mention de ce regrettable malentendu idéologique et politique.

La nouvelle, suivant laquelle 53.000 ouvriers auraient boycotté les élections sur le mot d’ordre lancé par l’organisation O.K. d’obédience menchéviste, se révèle fausse. Le boycott eut lieu dans quelques usines, mais sans signification politique. Un assez grand nombre d’électeurs se désintéressa du vote, mais il ne s’agit pas là de boycott organisé. D’après Rabotchoé Outro, il y aurait 212 élus. D’après le communiqué officiel, il y en aurait 202; 90 se réclament de l’Internationalisme, 81 du groupement opposé, le reste n’a laissé aucune trace. Il se peut que ces trente ou quarante indécis aient donné naissance à la légende du boycott.

Nous avons indiqué dans nos colonnes la soudaineté de ce boycott organisé par la fraction menchévik. Mais comme cette nouvelle de la presse allemande ne reçut aucun démenti, nous fûmes bien obligés de regarder l’information comme vraie. Nous avons expliqué que ce boycott de la part de l’organisation O.K. ne visait pas la Douma, mais esquivait une réponse politique. Mais il ressort que l’O.K. n’a pas appelé au boycott et que ses partisans rentrent dans le chiffre des 81 qui ont donné leur participation au Comité. Ainsi notre supposition que les travailleurs du bloc « Août » furent divisés par la décision des sociaux-patriotes de marcher sous le drapeau « de la défense » et d’après la position politique informulée de l’O.K., est inexacte, malheureusement. De fait, les 81 s’opposèrent au camp des Internationalistes. C’est la rectification que nous nous devions d’apporter ici. Ceci ne signifie nullement que ces 81 soient partisans de « l’Union sacrée » et d’une participation sans conditions à la défense (cessation de la lutte de classe, vote des crédits de guerre). Rien de semblable ! Ce bloc contient, sans le moindre doute, toutes les nuances depuis le Plékhanovisme jusqu’à l’Internationalisme éclectique. Mais comme il s’est opposé au camp des Internationalistes – et non par effet du hasard – , les 81 sont considérés par les prolétaires et les classes possédantes comme des partisans de la participation à la défense.

Oransky s’élève contre ce critère dans le N° 3 du journal social-patriote Rabotchoé Outro; il voit dans un camp l’Internationalisme et le Réalisme; dans l’autre un Anarchisme cosmopolitique. Là-dessus Prisiv lui répond avec justesse : « Nous ne pouvons comprendre l’argumentation d’Oransky et nous pensons qu’il fait du différend une querelle de terminologies, Ce qui a divisé l’Internationale en deux camps, c’est justement le problème suivant : le travailleur peut-il défendre sa patrie sans contredire le principe de la lutte de classe, et le slogan de défense internationale du prolétariat des nations belligérantes… ? Jusqu’à ce que des réponses précises sur ces problèmes essentiels aient été fournies, toute une série de malentendus se mêlera à la polémique. » La forme est maladroite, mais le fond est parfaitement juste.

A la question essentielle : peut-on admettre un collaboration du parti des prolétaires et d’un gouvernement, même démocratisé ? l’O.K. ne donne pas une réponse négative de principe. Aussi la porte est ouverte à toutes les nuances du Social-patriotisme. Oransky, représentant l’aile gauche du social-patriotique, Rabotchoé Outro insiste sur le fait qu’il n’a pas trouvé dans la résolution des 81 l’expression d’une « quelconque volonté de défense jusqu’au bout ». Plus encore, l’ordre donné par des éléments proches de l’O.K. montre que la classe ouvrière, dans toute circonstance de « politique collective », ne peut assumer la responsabilité de la défense du pays.1 Mais ceci, comme le dit très justement Prisiv, n’enlève pas la réalité de la contradiction qui déchire l’Internationale. On peut refuser de prendre la responsabilité de défendre la Russie dans des « circonstances données », et, en même temps, se solidariser avec Guesde et Vandervelde : telle était la position des auteurs de la lettre à Vandervelde. Les élections de Pétrograd ont montré que les partisans sous condition de la défense étaient plus proches des Sociaux-patriotes avérés que des Internationalistes. Avec justesse Prisiv parle des semi-patriotes type Oransky : ils ne pensent pas comme nous, mais ce sont des alliés !

Dans ce camp, Gorsky demande qu’on considère la participation aux élections exclusivement du point de vue organisationnel, indépendamment du rapport de la participation aux élections. Martov lui réplique, avec raison, qu’une telle prise de position dépourvue de « contenu politique », bien loin de faciliter la tâche d’organiser les ouvriers, ne peut conduire qu’à leur désorganisation. « Au seuil de la révolution en Russie, le prolétariat doit se rendre compte des méthodes qu’il doit employer au cours du processus révolutionnaire, et au nom de quoi et pourquoi il doit organiser ses forces. Toute impréparation, tout manque de réflexion se vengeront cruellement par la suite. » La participation de l’O.K souligne, on ne peut mieux, ces paroles.

L’activité de l’O.K. est-elle plus proche de la position d’Oransky ou de celle de Gorsky ? La différence importe peu. Dans les deux cas, il y a le refus de répondre au problème suprême du Socialisme. Nous avions des motifs de penser que l’O.K. manifestait son désir de refus par sa forme inattendue de « boycott ». Elle n’a pas voulu donner de réponse quant à ses buts politiques. Le fait demeure que l’honneur révolutionnaire a été sauvé par 91 électeurs, tandis que les partisans de l’O.K. de toutes nuances n’étaient que 81.

De cette circonstance, nous avons déjà tiré les conclusions. Le groupe parisien des Menchéviks a fait un sérieux pas en avant en déclarant « que la position adoptée par la section russe de l’O.K. était mauvaise, particulièrement à l’heure où le Social-patriotisme déploie une activité intense, luttant ouvertement contre la majorité internationaliste du prolétariat. Prenant ceci en considération, le groupe parisien juge indispensable la convocation le plus rapidement possible d’une conférence du bloc d’ « Août » qui devrait, sans craindre la scission d’avec les sociaux-patriotes, établir la position internationaliste de l’O.K. D’ores et déjà, le groupe exige des éléments internationalistes de l’O.K. le refus de tout compromis avec les sociaux-patriotes et la mise en vigueur d’une politique implacable de lutte ouverte contre les éléments patriotiques du bloc ». (Les mots en italiques le sont par nos soins). Cette résolution n’est jusqu’à présent qu’un symptôme. Mais nous avons le ferme espoir que, demain, tous les Internationalistes menchéviks révolutionnaires élèveront la voix pour protester, que ces paroles résonneront avec clarté et décision et qu’après les paroles, viendront les faits !

1 Un an et demi plus tard après la Révolution de mars, la question reçut une solution politique définitive.

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