Léon Trotsky‎ > ‎1915‎ > ‎

Léon Trotsky 19151111 Il faut tirer toutes les conclusions

Léon Trotsky : Il faut tirer toutes les conclusions

A propos des élections ouvrières dans les Comités de l’industrie de guerre

[Naché Slovo, No. 237, 11 novembre 1915, Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 101-104]

Nous avons récemment montré l’immense victoire remportée par l’Internationalisme révolutionnaire dans le référendum des ouvriers pétersbourgeois, tel qu’il fut organisé par les autorités.1

Premièrement, la position de la « Défense nationale » fut complètement renversée en dépit du fait qu’elle bénéficiait des circonstances les plus favorables : l’armée allemande pénétrait profondément en Russie, éveillant l’instinct élémentaire de conservation; de plus la presse bourgeoise ne laissait passer aucune occasion (ne reculant devant aucune falsification) de terroriser la conscience des populations par le rappel du « danger teuton ». En vérité, c’est avec honneur que le prolétariat pétersbourgeois est sorti de l’épreuve politique. Ces augures politiques – du genre Tchernov – qui espéraient tirer de la crise de l’Internationale des arguments contre « l’unitéralité de classe » du Socialisme prolétarien, ont reçu, à nouveau, une bonne leçon : s’il est vrai que le prolétariat n’est pas toujours révolutionnaire, le Socialisme révolutionnaire ne peut être que prolétarien.

Du nombre des voix, on peut tirer une deuxième conclusion : il nous faut constater, qu’à côté de la victoire indiscutable et éclatante remportée par l’Internationalisme révolutionnaire, une grosse partie (à première vue, le chiffre est inattendu) du prolétariat pétersbourgeois se rassembla sous la bannière social-patriotique. Quatre-vingt-dix mille ouvriers se déclarèrent clairement internationalistes; cinquante-trois mille furent détournés par le Comité organisateur de prendre une part directe à la campagne; 80.000 se prononcèrent en faveur de la participation au Comité de guerre de l’industrie. Que 53.000 ouvriers se soient refusés – par peur « d’une falsification de l’opinion générale du prolétariat » à voter et aient pris le chemin du boycottage le plus primitif, c’est une manière erronée d’action. Mais leur crainte de la falsification des élections par les autorités est le témoignage que cette masse de travailleurs ne s’est pas réfugiée dans le giron de la « défense nationale ». Des 80 000, une grande partie fut dirigée par des considérations non nationales, mais par une conception primitive de classe concernant la défense des intérêts ouvriers par des représentants de ceux-ci. Il reste tout de même le fait qu’un quart, presque un tiers du prolétariat pétersbourgeois, s’est prononcé pour une participation organisée des travailleurs dans l’industrie de guerre mobilisée et dans la « défense nationale ». Ce fait a une énorme importance, et il faut l’étudier soigneusement.

Il est hors de doute, que les sociaux-patriotes eux-mêmes furent abasourdis par leur succès ? Dans la première Humanité venue, ils pouvaient, en jetant de la poudre aux yeux, raconter que tout le prolétariat se tenait uni derrière eux – permettez-nous de nous exprimer ainsi, Alexinsky. Mais, au plus profond d’eux-mêmes, ils ne pouvaient que sentir leur condition de pauvres types, sans organisation, sans tradition, presque dépourvus de représentation parlementaire, sans l’autorité d’un parti. Et soudainement : plusieurs milliers de voix ! D’où sortent-elles ?

C’est clair ! Des mains de la société bourgeoise. Tous les éléments de la classe ouvrière se trouvant sous le joug moral du pouvoir et des classes possédantes se sont rassemblés sous le drapeau social-patriote. A chaque élection, on notait un certain nombre d’électeurs réactionnaires et libéraux. Où étaient-ils cette fois-ci ? C’est clair : ils se sont groupés sous les étendards de Plékhanov, de Prisiv et de Naché Diélo. Mais il n’y a pas qu’eux. La classe ouvrière ne compte pas qu’une armée de réserve politique, il y a aussi celle qui est apolitique : de nombreux éléments passifs, indifférents, abattus, incapables de comprendre. Ils participent sporadiquement à la vie commune et, suivant les circonstances, s’inclinent tantôt vers la révolution, tantôt vers la réaction. Les grèves chez eux ne sont pas rares, mais on recrute dans leurs rangs d’épisodiques « briseurs de grèves ». La guerre devait réveiller les plus passifs éléments de la classe ouvrière et les défaites devaient, tout naturellement, grouper ces éléments arriérés sous le slogan de la « Défense nationale ». Nous avons insisté, plus d’une fois, sur l’influence contradictoire des défaites militaires : elles révolutionnent certaines couches prolétariennes, mais poussent celles qui sont indifférentes ou touchées superficiellement par le Socialisme sous le drapeau national militariste. Est-il la peine d’ajouter à ce dernier groupe les ouvriers qualifiés, bien installés dans l’industrie « mobilisée ».

En qualité de dirigeants directs des masses social-patriotes, agissent de nombreux éléments opportunistes passés par une certaine école politique, regardant sceptiquement ou hostilement la lutte de classes et suivant toujours la ligne de moindre résistance. L’idéologie de la « Défense nationale » et de la collaboration des classes a trouvé en eux ses partisans naturels et ses propagandistes dans les usines et les manufactures.

Telle est la véritable armée du Social-patriotisme. Le gros de sa masse se recrute sur les frontières de la Social-démocratie. Une analyse élémentaire des chiffres nous dit que les sociaux-patriotes n’ont pas gagné nos masses, mais qu’ils ont effectué leurs gains sur de nouvelles masses que nous n’avions pas encore conquises. C’est pourquoi à Moscou où la Social-démocratie n’a jamais planté de si profondes racines qu’à Pétrograd, les sociaux-patriotes devaient remporter un succès plus grand qu’à Pétersbourg, citadelle du Socialisme. S’étant cruellement brûlées à Pétrograd, les classes dirigeantes ne pouvaient que se décider à tenter une nouvelle épreuve à Moscou.

Mais comment, en un délai aussi court, les sociaux-patriotes ont-ils pu mobiliser des milliers de travailleurs, sans autorité politique, sans organisation, sans appareil de propagande ? C’est très simple : pour leur permettre de conquérir les masses « étrangères », ils ont disposé d’un appareil « étranger » tout prêt – le plus puissant qu’on puisse se représenter : tous les journaux de l’opinion bourgeoise et l’organisation militaro-policière du pouvoir.

La presse socialiste est écrasée. Les masses laborieuses doivent se nourrir de la presse bourgeoise « de gauche ». Nous voyons que Dién, Sovréménnoe Slovo et Riétch – avec l’appui sensible de Vetchernoe Vremia et de Novoe Vrémia – se sont faits les propagandistes des idées sociaux-patriotiques parmi les rangs des ouvriers. Chaque jour, les journaux parlent du « danger teuton », de la menace qui pèse sur l’indépendance de la Russie et des démocraties occidentales; les faits sont déformés, clamés ou tus – suivant la nécessité. Ce n’est pas la presse légale qui parlera aux travailleurs de la Conférence de Zimmerwald; par contre, elle ouvre ses colonnes à une Conférence de sociaux-patriotes : une douzaine en tout ! Le télégraphe en porte la nouvelle aux quatre coins du pays ! La feuille des industriels moscovites demande l’affichage du manifeste de Plékhanov dans les usines. Voici l’appareil mis à la disposition des sociaux-patriotes ou, plus exactement, voici l’appareil au service duquel ils se sont liés !

Les Centuries-Noires gouvernementales ne se sont emparées que des couches les plus arriérées des travailleurs. Le Libéralisme n’a conquis que quelques unités parmi les ouvriers les mieux placés dans la hiérarchie industrielle. Le Social-patriotisme se manifeste comme un instrument beaucoup plus efficace entre les mains des classes possédantes et du pouvoir. Khvostov, Goutchkov et Milioukov auraient pu méditer sept jours et sept nuits ! – ils n’auraient pas pu trouver mieux pour les servir que le manifeste de Plékhanov ! Mais ils n’ont pas eu la peine de réfléchir, ils ont reçu le document « tout cuit », gratis, avec par-dessus le marché un additif de noms et de « signatures » plus ou moins autorisées. Là où les dirigeants auraient mobilisé un millier de travailleurs, ils en ont mobilisé dix mille, grâce aux sociaux-patriotes.

Le social-patriotisme s’est manifesté ouvertement sur une grande échelle comme l’instrument politique des adversaires mortels du socialisme et des ennemis de classe du prolétariat.

Son comportement doit désormais définir notre conduite non seulement politique, mais aussi organisationnelle à son égard.

Quand le député Mankov trancha ses hésitations en faveur d’un patriotisme hybride en s’abstenant de voter les crédits de guerre, la fraction parlementaire l’exclut de ses rangs. Nous approuvâmes cette décision en tant que signe du sérieux et de la profondeur de la contradiction existant entre le Socialisme et le Nationalisme. Maintenant les inspirateurs de Mankov sont descendus dans l’arène du combat politique. Ils agissent contre le Socialisme révolutionnaire en s’appuyant organisationnellement sur les ennemis de classe du prolétariat et en les servant politiquement. La contradiction entre eux et nous se dégage définitivement du stade « discussionnel » ou de la lutte intérieure pour en arriver à constituer une part importante de la lutte prolétarienne avec la société bourgeoise.

Le lien organisationnel avec les États-majors social-patriotiques devient insupportable à la Social-démocratie. Nous ne pouvons collaborer avec les sociaux-patriotes qui ont partie liée avec la bourgeoisie qui lutte contre nous. Nous ne pouvons couvrir de l’autorité du Parti le travail des dévoyeurs de la conscience prolétarienne et nous ne pouvons limiter notre lutte, qui doit être et sera menée jusqu’au bout !

La rupture organisationnelle sur toute la ligne ! Voilà la conclusion de la plus récente expérience pétersbourgeoise !

1 Voici comment notre journal caractérisa le résultat des élections de Pétrograd : « La campagne électorale fut très vive. 250 000 ouvriers y participèrent. La presse bourgeoise suivit cette campagne attentivement, s’efforçant d’attirer les ouvriers sur un terrain patriotique. Mais ses efforts furent vains et son espoir de « nationaliser » le mouvement ouvrier russe, s’effondra. Par 90 voix contre 81, les mandatés des grandes usines (celles de plus de 500 ouvriers) résolurent de refuser les élections aux Comités de guerre; une partie des travailleurs avait déjà boycotté le premier stade des élections. 81 mandatés étaient pour les élections. S’ensuit-il qu’ils étaient soit patriotes, soit représentants d’un état d’esprit patriotique des travailleurs ? En aucune façon ! Etc. ».

Kommentare