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Léon Trotsky 19150401 Ils sont ainsi, les temps actuels !

Léon Trotsky : Ils sont ainsi, les temps actuels !

[Naché Slovo, No. 54, 1er avril 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 213-215]

Samedi dernier, l’exposé de Tchernov « Le point de vue allemand sur la guerre », fut interdit. Les autorités compétentes ont-elles décidé que l’exposé défendrait la thèse allemande et ne la critiquerait pas ? Nous n’en savons rien. De toute façon, l’exposé n’a pas eu le temps de dévoiler ses mauvaises intentions quant à « l’Union sacrée » ou quant aux convoitises russes sur Constantinople : le coup qui l’atteint est tout à fait conforme à l’ordre des pressentiments administratifs.

On se tromperait, cependant, en pensant que ces pressentiments ont des racines mythiques. En aucune manière. A propos de l’exposé de Trotsky, un journal du boulevard, en publiant un article signé « X » (comme de bien entendu), se préoccupait de ce qu’en pensait le Pouvoir. L’exposé de Lounatcharsky n’a pas plu à ce monsieur. Celui de Trotsky non plus. Et il reste Tchernov, Pokrovsky et Lazarkiévitch. Quelle est cette association d’ingénieurs qui invite des « pangermanistes » à faire des exposés ? Le mot est dur, plein d’espoirs et capable d’éveiller l’attention de l’Administration. Il en est ainsi désormais. Il y a toujours eu des citoyens russes, à Paris, qui n’aimaient pas les exposés de gauche. Mais jusqu’à la guerre, ils étaient impuissants. Leur pusillanimité les empêchait d’attaquer publiquement les révolutionnaires. Ils devaient la « boucler » et laisser les poings dans les poches. Il ne leur restait plus qu’à s’empoisonner de leur propre bile. Mais maintenant, il en va tout autrement. « Monsieur l’Agent, il y a une lumière au troisième étage, je soupçonne là un pangermaniste… » C’est la méthode dont use le journal Novosti. Un quelconque « gentleman » a revêtu un domino et s’est inscrit pour le front patriote des trois patries alliées, « X » a dénoncé « littérairement » : « Une lumière brille à la fenêtre de l’association des ingénieurs. Il faut, Votre Honneur, la faire éteindre.

Alerte ! » – Dans quel sens brille-t-elle ? – « On le sait bien : des pangermanistes, Votre Honneur, et ils ont même une brochure. »

En effet il y a une « brochure ». Le patriote des trois patries (il oublie la Belgique, la Serbie, le Monténégro et le Japon) se réfère à la brochure rédigée par l’auteur de ces lignes. Si Tchernov a un « point de vue allemand », Trotsky, lui, a une « brochure allemande ». Il est vrai que cette brochure est interdite en Allemagne, il est vrai que le patriote douanier, Wolfgang Heine, invite ses agents, par l’intermédiaire de Sozialistische Monatshefte à prendre des mesures pour que cette brochure ne sorte pas de Suisse; il est vrai, qu’à Stuttgart, la police a dressé procès-verbal en saisissant la brochure; il est vrai que, Chemnitzer Volksstimme… Et pourtant cela n’a pas empêché la douane française de confisquer la brochure, comme étant d’origine allemande. Les temps sont ainsi désormais.

Est-il besoin d’ajouter que la fenêtre de Naché Slovo est l’objet d’une particulière surveillance de la part de la vigilance patriotique ? Combien de fois, pendant le travail, le nez du patriotisme vient se coller à la vitre ! Nous n’allons pas ergoter; à notre fenêtre, brille une lumière suspecte. Chez nous, on écrit des articles où on ne crache pas sur le peuple allemand, où on ne renie pas la culture allemande, on n’accumule pas les mensonges réactionnaires. Qu’importe à ces messieurs qu’en tant que socialistes révolutionnaires, nous soyons les ennemis implacables de l’Impérialisme des Hohenzollern. Car voyez-vous, nous n’approuvons pas la conquête de la Syrie et celle de Constantinople. Nous ne tenons pas pour Lloyd George et pour Plékhanov. Car, voyez-vous, nous nous refusons « à bouffer du boche » à n’importe quelle sauce. L’affaire est claire : nous sommes pangermanistes.

Nous avons dénoncé, il est vrai, les tentatives de quelques aventuriers « révolutionnaires » de lier leur cause à celle des États-majors allemand, autrichien ou turc. Nous sommes liés, il est vrai, par une fraternité indestructible avec Liebknecht, Rosa Luxembourg et Mehring, les ennemis mortels de ce qu’on nomme « pangermanisme ». Mais en quoi cela change-t-il l’affaire ? Si nous ne sommes pas avec Gorémykine et Hervé, il s’ensuit que nous sommes pour Bethmann-Hollweg. Peut-on vivre maintenant sans s’inscrire à un État-major quelconque ? Les temps sont ainsi désormais.

Les insinuations touchant notre pangermanisme on ne peut, franchement que les traiter de pures idioties – revêtent toutes les nuances : des allusions « morales » aux remarques sur l’argent allemand. Eh, oui ! de l’argent allemand. Depuis la fondation du journal, cette calomnie ignoble et lâche rôde autour de notre publication. Elle rampe (mais d’où ?) dans les antichambres ministérielles, séjourne dans les couloirs du Parlement, disparaît de temps à autre, puis refait son apparition. Et jusqu’à maintenant, nous sommes privés de la possibilité de lui marcher sur la queue.

Hier encore, un certain A. Beg-Allaiév, s’intitulant « un authentique citoyen russe », nous a envoyé une lettre menaçante dans laquelle il exprime son mécontentement quant à nos remarques sur la prise de « Pchemysl » et établit un lien entre nos considérations stratégiques et l’argent allemand.

« Si vous vous étiez trouvés, Messieurs – nous écrit l’authentique citoyen russe en un russe approximatif – , sur la ligne de feu et si vous aviez vu comment se bat le soldat russe, vous n’auriez pas l’effronterie d’écrire que la prise de Pchemysl ne représente aucun avantage stratégique. Comme c’est idiot ce que vous écrivez ! Si seulement vous pouviez vous en rendre compte, Monsieur le Rédacteur juif ! ». Et de là, notre correspondant tire la conclusion que nous recevons de l’argent allemand. Plus loin, il périphrase en ces termes, mais en affaiblissant sa pensée : « Si vous continuez dans cet esprit, il faudra reconnaître que l’argent allemand peut acheter même d’ignobles lâches. » Nous n’allons pas entamer avec Beg-Allaiév une discussion stratégique. Nous n’insisterons pas non plus sur le fait que l’article « juif » qui a tant indigné Beg-Allaiév, a été rédigé par un ex-officier de l’armée russe qui porte un nom plus russe que celui de notre adversaire. Il ne s’agit pas de cela, mais du fait que Beg-Allaiév nous donne son adresse. Bien sûr, ce n’est pas la ligne de feu, mais simplement, 2, rue de l’Orangerie, Villemomble (Seine). Mais nous nous contentons de peu.

Cependant, nous posons une condition : que Beg-Allaiév ait le courage d’écrire qu’il faut comprendre sa phrase sur l’argent allemand, non « moralement » – ce serait un faux-fuyant digne seulement de « lâches ignobles », – mais dans le sens direct et matériel où l’entend un juge d’instruction.

Les temps ont beau désormais être ainsi, les peines frappant les calomnies ne sont pas encore changées. Dans le cas où ce monsieur n’agit pas de sa propre initiative, il peut transmettre notre proposition à celui qui le commande. Nous expédions à Beg-Allaiév un exemplaire, avec port payé par l’expéditeur. De cette manière, il aura l’honneur imprévu de « signer le reçu » – au nom de tous les calomniateurs.

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