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Léon Trotsky 19150506 Impérialisme et idée nationale

Léon Trotsky : Impérialisme et idée nationale

[Naché Slovo No 82, 6 mai 1915, Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 113-114]

Les idéologues français regardent la guerre comme le choc de deux principes bien opposés : le Bien et le Mal, Ormuzd et Ahriman. Pour nous matérialistes, la guerre est d’essence impérialiste, c’est le résultat des efforts des États capitalistes pour s’agrandir et conquérir. Quand l’expansion capitaliste coïncide avec l’union nationale, l’impérialiste Ahriman s’appuie sur le national Ormuzd.

Le ministre-président serbe répondait, ces derniers jours, à une interpellation sur les visées italiennes concernant la Dalmatie, visées diamétralement opposées à l’idée de la « Grande-Serbie ». Patchich exprima l’espoir que la nouvelle Italie, née d’une idée nationale, respecterait celle d’une sœur slave plus petite. Ensuite, ajouta l’ex- anarchiste, la « Science sociale » italienne est entièrement fondée sur la base du principe national. Mais Patchich s’est gardé de nous expliquer comment cette « Science sociale » italienne s’est si bien alliée à l’artillerie pendant la guerre italo-turque. Cette remarque aurait fait allusion à de vieux souvenirs, tels par exemple les Serbes s’efforçant d’atteindre l’Adriatique en passant sur les cadavres des tribus albanaises ou « polissant » le matériel brut bulgare en Macédoine.

L’idée nationale de ces derniers – les Bulgares – a trouvé sa plus haute expression dans la lutte contre ses trois ex-alliés. Quand l’armée roumaine s’empara de la Dobroudja, quadrilatère purement bulgare, la presse du pays délira d’enthousiasme durant cette campagne « libératrice ». Elle représentait la Silistrie sous les traits d’une femme en deuil, boulet de bagnard aux chevilles et attendant avec impatience le Roumain libérateur ! On pouvait croire qu’une propagande aussi stupide et aussi vulgaire ne « prendrait » pas en Europe Occidentale dont le goût est plus élevé, mais il s’avère que celui-ci est la première victime immolée par la bourgeoisie sur l’autel des intérêts de classe…

Tout en réclamant, au nom de l’idée nationale, le Trentin et Trieste, l’Italie étend la main vers la Dalmatie, menaçant de détruire l’unification rêvée par les Serbes (Encore une autre idée nationale !). La France, au nom de cette même idée, revendique le retour de l’Alsace-Lorraine, annexée par l’Allemagne au nom également d’une idée nationale.

Les patriotes français réclament la rive gauche du Rhin. Les prétentions aux provinces rhénanes et le plan de démembrement de l'Allemagne contredisent le principe national libérateur au nom duquel Hervé s’apprête – aidé par le 75 – à restituer le Schleswig au Danemark, à ressusciter la Pologne, à donner la Transylvanie à la Roumanie et à rassembler les Juifs en Palestine. Contradictions ! Sans aucun doute, affirme le docte impérialiste français, l’historien Brion, « mais il ne faut pas mettre en avant comme un axiome irréfutable le principe des nationalités qui nous a causé tant de mal au profit de l’Allemagne et de l’Italie ». L’impérialiste Arthur Diks est plus net quand il écrit que l’Impérialisme domine la première moitié du XXe siècle et que l’idée nationale était souveraine au siècle passé.

L’impérialisme exprime la rapacité du Capitalisme sans la tendance progressive du développement économique. Il se bâtit à l’échelle mondiale, libérant les nations des vues étroites des gouvernements. L’idée « nationale » opposée à l’Impérialisme n’est pas seulement sans force, elle est réactionnaire. Elle entraîne l’humanité en arrière dans les limites nationales. Sa mission politique lamentable, et qui la rend impuissante, ne fait que servir de paravent idéologique pour les bouchers de l’Impérialisme. Détruisant les fondements de la propriété nationale, la guerre impérialiste actuelle, éclairant et complétant la superstition ou le charlatanisme de l’idée nationale, est l’expression la plus significative de l’impasse dans laquelle a abouti le développement de la société bourgeoise. Seul le Socialisme, en « neutralisant » la nation, peut unir l’humanité au moyen de la solidarité collective. Il libère le monde des charges nationales et, en même temps il dégage la culture propre de chaque pays du fardeau de la concurrence entre les nations. Le Socialisme, seul, montre la solution de la contradiction étalée devant nous, effrayante menace pour la culture de l’humanité tout entière.

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