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Léon Trotsky 19151119 Interventions communes avec les sociaux-patriotes

Léon Trotsky : Interventions communes avec les sociaux-patriotes

(Au sujet de « la lettre de Martov »)

[Naché Slovo, No. 244, 19 novembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 95-98]

Martov a parfaitement raison quand il déclare que la rédaction de Naché Slovo ne supporta pas la décision interdisant à ses membres toute participation littéraire à Naché Diélo, organe de combat du social-patriotisme russe. C’est aussi vrai que quand Martov déclara à une réunion de la rédaction son intention de lutter contre le social-nationalisme dans les colonnes de Naché Diélo. Une « collaboration » de ce genre aurait été – si cela pouvait se réaliser – pour Martov l’occasion de profiter de sa situation dans la fraction menchévik et pour introduire dans le journal une tendance hostile à ce dernier.

Nous estimons que ce plan est pratiquement irréalisable. Ne doutons pas que le social-patriotisme soit protégé contre les assauts de Martov par la censure; nous craignons que le simple fait de la « participation » de Martov ne serve qu’au camouflage du journal, d’un côté; que de l’autre, pour la majorité des rédacteurs, éléments sans principes et simples intermédiaires, rien ne serait caché à Martov du refus à cette « collaboration », qui ne devrait être que le transfert de la lutte sur le territoire ennemi. Si la rédaction n’avait pas formulé une réponse négative à cette participation, encore à l’état de projet, et n’en avait pas rejeté l’entière responsabilité sur Martov, soyons convaincus que ce dernier-né aurait pris toutes les mesures pour que ses articles ne puissent être interprétés comme « une manifestation commune politico-littéraire avec les sociaux-patriotes ».

Notre rédaction se refuse absolument à .une telle attitude. Tous les exemples et conceptions exposés dans/ la lettre de Martov ne peuvent, en aucune manière, influer sur notre comportement. Nous devons déplorer que Martov, « en se souciant peu » de « collaborer avec des patriotes non-socialistes », complique la question qui nous est posée, celle de collaborer à la presse bourgeoise : Viéstnik Evropyi, Rousskoe Bogatstvo, Kiévskaia Mysl etc. En réalité, ce sont deux questions différentes et leur rapprochement ne peut que fausser le jeu et détruire la possibilité de n’importe quel critère.

La participation d’un socialiste à la presse bourgeoise, quels que soient les inconvénients que cela comporte, ne recèle, en soi, aucune confusion dans les rapports politiques. Le Parti social-démocrate s’est depuis longtemps départagé d’avec les partis bourgeois et la presse bourgeoise « sans parti ». Ici, la ligne de démarcation est nettement tranchée. La collaboration d'un socialiste à la presse bourgeoise n’engage pas le Parti. Personne ne tire des conclusions de ce qu’ « un socialiste » peut écrire dans un journal bourgeois. Pour autant que cette collaboration puisse être placée sur un terrain objectif, particulièrement chez nous, en Russie, le Parti peut seulement exiger que la collaboration s’entoure de solides garanties : un socialiste ne peut collaborer à un journal attaquant violemment la Social-démocratie; un socialiste doit signer ses articles ne paraissant pas dans la publication bourgeoise; un socialiste ne doit pas critiquer son Parti dans un journal bourgeois.

Il en va tout autrement avec un organe du type de Naché Diélo. Le Social-nationalisme est un courant qui a pris naissance dans la Social-démocratie. Nous regardons ce courant comme dangereusement mortel pour les intérêts historiques du prolétariat. Au sein du mouvement ouvrier et de la Social-démocratie, nous menons la lutte contre le Social-nationalisme. Mais le travail que nous accomplissons n’est pas clair pour les masses. Pour celles-ci, la démarcation n’est pas nette. Dans ces conditions, toute manifestation commune avec les sociaux-patriotes, toute collaboration des Internationalistes dans les journaux social-nationalistes, ne peuvent que jeter le trouble dans les esprits, freiner le processus nécessaire et sauveur de la différenciation, faire obstacle à la vigilance révolutionnaire des ouvriers avancés.

Il est parfaitement juste que notre journal « ne prône nullement le schisme ». Martov en conclut formellement, en un axiome irréfutable, que Naché Slovo « considère, en principe, le travail commun avec les sociaux-patriotes comme parfaitement admissible ». Que cela signifie-t-il ? Nous n’exigeons pas le schisme; il en ressort seulement que notre travail et celui des sociaux-patriotes peuvent être faits simultanément à l’intérieur des cadres généraux des organisations. Mais ceci n’équivaut absolument pas à « une tâche politique commune ». Au contraire : les Internationalistes ne demeurent dans les organisations que pour opposer leur travail à celui des sociaux-patriotes et obliger les masses à faire leur choix. Mais si cette coexistence est dictée par le souci d'une lutte d'influence, il n’en découle aucune nécessité de collaborer à des publications social-patriotes et internationalistes à la fois, qui ne pourraient être que des armes pour les deux tendances opposées. Il nous faut combattre l’ennemi « interne » sur un terrain commun, mais non avec des armes communes. Mous ne reconnaissons, en aucun cas, avoir publié « des affirmations politiques communes » quand Goloss et Naché Slovo donnèrent asile dans leurs colonnes à des articles do Deutsch, Leder, Troianovsky et d’autres sociaux-nationalistes. Si la rédaction a laissé publier, de temps à autre, des articles sociaux-patriotes, ce n'est nullement par souci « d’action commune », mais pour démontrer clairement, par les témoignages les plus frappants, l’incompatibilité des positions : en un mot, pour démontrer l’impossibilité de « manifestations communes ». On ne peut mieux rétablir que par les circonstances suivantes : ces faits, assez nombreux pendant la première période d’existence de notre journal, alors que l’hostilité des tendances était encore à son premier stade, disparurent complètement dans la période suivante quand les positions furent définitivement établies. La référence de Martov à l’acceptation de noire part de publier un article de Parvus, « écrite pour justifier sa prise de position de patriote allemand », est la meilleure illustration de nos affirmations : personne ne peut soutenir, que si nous avions l’intention de publier cet article – avec une réponse adéquate, cela va de soi ! – , ce n’était pas dans le but d’une manifestation commune. Mais, d’un autre côté, il est très instructif que cet article ait été retenu pendant cinq… mois. Les motifs de montrer, ne fut-ce qu’épisodiquement, « un peu d’esprit d’hospitalité » aux sociaux-miîitaristes qui viennent frapper à notre porte, ont disparu. Nous avons encore moins de raisons, maintenant, de frapper à leur porte. La citation de Martov concernant l’article de Parvus nous fournit l’occasion d’annoncer une décision, à propos de ce même Parvus, prise au commencement d’août sur une initiative de Martov. Il s'agissait de « l’Institut de recherche des conséquences sociales de la guerre », créé par Parvus à Copenhague. L’organisateur de l’entreprise avait invité quelques Internationalistes russes. Martov proposa à la rédaction de tenir pour inadmissible tout travail avec cet Institut, – et la rédaction vota unanimement cette décision. Non pas que nous prêtions d’autre but à l’Institut que celui de classer et trier des documents, au contraire, tout ce que nous savions de cet établissement notait pas de nature à provoquer des soupçons. Martov explique qu’il était guidé par des conceptions politiques : bien qu’une aide de la part des Internationalistes était dépourvue de toute arrière-pensée politique et n’avait qu’un but irréprochable, elle augmenterait l’autorité politique de Parvus et serait exploitée au profit de la propagande social-militariste.

Nous pensons que ces conceptions sont parfaitement valables. Si nous nous soucions de n’accorder aucune aide à un social-militariste dans une entreprise non politique, nous devons doublement faire attention de ne fournir aucune aide directe aux sociaux-patriotes, pour ne pas sembler marcher côte à côte, aux yeux des classes laborieuses.

Il ne faut pas oublier que nous ne nous trouvons pas au premier mois de la guerre, ni même au cinquième, mais au quinzième. Le temps des discussions académiques avec Masslov et Lévitsky sur le thème « défense de la patrie » est passé. Internationalisme, tel doit être et sera le slogan de notre action. Dans une Conférence internationale nous avons signé solennellement l’engagement de livrer une lutte implacable contre ceux qui « devant les masses laborieuses, devant leur présent et leur futur, ont assumé la responsabilité de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes ». De telles paroles vous engagent. Nous pouvons et devons abandonner à leur propre sort ces publicistes et « guides » que les événements de la guerre n’ont pu décider à liquider leur social-patriotisme. Les problèmes de l’Internationalisme et du Social-patriotisme sont devenus publics et exigent une réponse claire, précise, définitive. Si nous collaborons avec les sociaux-patriotes dans leurs journaux, nous ne pourrons plus écrire que le Social-patriotisme est l’ennemi mortel de l’intérêt des masses, — et cette vérité, nous devons la proclamer ! Nous devons nous assurer la possibilité de crier cette vérité aux masses. Pour y réussir, nous devons la proclamer ! Nous devons nous assurer la possibilité de crier cette vérité aux masses. Pour y réussir, nous devons serrer nos rangs, fonder nos journaux, construire nos points d’appui, en vue de l’action révolutionnaire. C’est le devoir suprême de Naché Slovo.


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