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Léon Trotsky 19151028 Kautsky, Bernstein et Haase

Léon Trotsky : Kautsky, Bernstein et Haase

[Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 34-36]

Que veut l’opposition social-démocrate allemande ?

Avant tout, la ruine, sur toute la ligne, du bloc appelé national. La Social-démocratie ne doit prendre sur elle aucune responsabilité, directe ou indirecte, concernant la politique impérialiste du pouvoir. Il en découle : le vote contre les crédits, la lutte pour la cessation de la guerre, la propagande auprès des masses contre tout plan annexionniste, le rétablissement de la lutte économique et politique. Voici exposé le schéma de l’opinion oppositionnelle. Mais pour le mettre en pratique, il y a de sérieuses contradictions.

Par-dessus tout, l’Opposition n’est pas séparée de la majorité dirigeante. Entre les sociaux-patriotes et les internationalistes, existe un groupement très important, le « Centre », ayant Kautsky à sa tête. On sait que ce dernier estime que les Socialistes « ont raison » de s’unir au gouvernement, qu’il n’y a pas crise de l’Internationale, qu’après la guerre on remettra le convoi sur les vieux rails, etc., etc. Cette position ne satisfait nullement ni la Droite ni la Gauche. L’aile modérée des internationalistes est proche de Kautsky, en ce sens qu’elle veut sauver l’unité et la discipline du Parti. L’aile gauche, au contraire, juge les contradictions inconciliables. Il est vrai que ces éléments ne songent pas à quitter le Parti. « Cela signifierait, disent-ils, livrer nos plus importantes positions sans combat. Mais nous demeurons, ajoutent-ils, dans les vieilles organisations pour combattre implacablement la tendance régnant actuellement au sein du Parti. Nous ne permettrons pas, à l’heure où il y va de l’existence de notre Parti, de nous laisser fermer la bouche par des considérations de discipline ou d’unité de toute l’organisation »…

Comment estimez-vous la position de Kautsky?

Nous la refusons catégoriquement. Il a joué, à une époque de responsabilité, un rôle que nous ne pouvons lui pardonner.

Il a complètement « perdu les pédales » au début de la Guerre, il a capitulé devant la pression de la Droite, des Opportunistes et des Nationalistes, ce qui a découragé complètement la Gauche. Si Kautsky, le 2 ou 3 août de l’année dernière, avait adopté une position ferme, l’aile gauche aurait aussitôt voté contre les crédits militaires, le vote du 4 août n’aurait pas eu lieu et Liebknecht ne se serait pas, ensuite, retrouvé solitaire. Et maintenant ! Kautsky, Bernstein et Haase protestent contre les annexions, mais cette protestation a un caractère platonique : Kautsky n’exige même pas le retrait des Socialistes du bloc gouvernemental, et tant que ceux-ci appuient le pouvoir, votent les crédits, etc., etc., toute protestation contre les annexions, sans conséquences politiques, ne peut servir qu’à se donner bonne conscience.

Le destin de Kautsky, comme celui de nombreux animateurs de partis, est, sans contredit, profondément dramatique. Il fut le théoricien d’un Marxisme intransigeant. Il combattit, en 1890, Bernstein, théoricien du Réformisme. Mais la tactique du Parti était une tactique d’adaptation. Le comportement politique resta immobile des dizaines d’années. La caste des Junkers se tenait solidement en selle, après le succès de Bismarck. La bourgeoisie capitula complètement, mais devint d’autant plus puissante, économiquement. La masse laborieuse s’adapta au régime militaire et policier. On prévoyait un conflit inévitable. Mais la politique courante du Parti était possibiliste. Bernstein voulut élever ce possibilisme à la dignité de principe. Kautsky annonçait, à la fin de chacune de ses analyses, l’inéluctabilité des conflits révolutionnaires futurs. Mais l’Histoire l’obligea à se préparer si longtemps et à attendre le moment de la crise, que quand celle-ci se produisit, Kautsky rien prit pas conscience et s’égara tout à fait. Je pense qu’il s’est égaré définitivement. On ne peut rejeter quarante ans d’un travail intellectuel incessant dans les conditions de l’immobilisme historique. A soixante-dix ans, l’homme ne se renouvelle pas spirituellement…

La destinée de Bernstein présente un intéressant parallélisme avec celle de Kautsky. Il était le théoricien de l’opportunisme national. Mais il appartient encore à la première génération, il a vécu l’époque « héroïque », il fut sous l’influence directe d’Engels. C’est autre chose qu’un quelconque David : grand homme dans les petites affaires, mais privé de largeur de vue dans les questions internationales; il est encore trop petit pour les dimensions allemandes, il ne se sent bien que dans le Duché de Bade… Quand Bernstein s’aperçut ce qu’était devenue son « école », au moment de la crise mondiale, il fut épouvanté. Lié étroitement avec l’Angleterre, où il avait passé les longues années de l’émigration, Bernstein n’avait rien de commun, psychologiquement, avec les débordements anglophobes des nationaux-opportunistes allemands. Bernstein ne pouvait rester plus longtemps en compagnie des David, Legien, Schippel et Südekum Il fit quelques pas en avant, et Kautsky, effrayé par l’âpreté du conflit dans le Parti, dans le Parlement, dans la Nation, fit quelques pas en arrière – et les deux vieux amis, irréconciliables, semblait-il, de se rencontrer à mi-chemin. Un troisième vint se joindre à eux, Haase, premier président du Parti, un homme pour lequel, remplacer Bebel était une charge bien trop lourde. En tant que président du Parti, Haase se révéla bien vite écrasé par l’automatisme puissant de l’organisation. Le Parti allemand, les syndicats allemands : un État dans l’État. A la déclaration de guerre, la bureaucratie, ne s’habituant pas au bouleversement, craignit de ne pouvoir garder intact le fonctionnement du Parti et se rapprocha instinctivement du pouvoir. Haase ne put trouver en soi évidemment, étant donné sa nature, la force et la décision de ne pas céder au courant nationaliste et d’en appeler à l’opinion générale du Parti. Il faisait ses réflexions au sein du Parti, mais conservait l’apparence d’unité pour le monde extérieur; le 4 août de l’année dernière, il se fit un devoir de faire connaître une déclaration avec laquelle il était en désaccord. Quand les développements ultérieurs l’effrayèrent, il ne lui resta plus qu’à joindre son désarroi à celui de Kautsky et de Bernstein. Le trio attaqua la politique annexionniste dans une lettre-manifeste singulière. Le pas franchi était digne de respect, portant un coup indiscutable à l’orientation pro-gouvernementale du Parti, l’autorité des signataires attira l’attention de centaines de milliers de travailleurs. Mais les auteurs du manifeste restèrent à mi-chemin et furent incapables de pousser plus loin. Le pouvoir par le Parti n’est pas dans leurs mains, voici pourquoi il est hostile à l’impérialisme… Il nous faut tirer la conclusion que l’Histoire appelle à la relève une génération, neuve, plus jeune, qui n’a pas sur le dos le fardeau de la tradition, de la routine, de l’habitude et qui, seule, peut répondre à la voix de la nouvelle époque – une époque de fer et de sang, de tempêtes et de bouleversements

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