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Léon Trotsky 19151030 L’essence de la crise

Léon Trotsky : L’essence de la crise

[Naché Slovo, No. 228, 30 octobre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 120-121]

Le motif de la crise en France est, comme nous l’avons déjà souligné, la crise politique en Russie et les difficultés ministérielles en Angleterre : à savoir la situation militaire et diplomatique des Alliés. Il s’agit ici des causes directes de la crise. Celle-ci se produit dans chaque pays selon les conditions politiques et sociales.

La crise gouvernementale en France s’explique par la contradiction fondamentale dans laquelle se trouvèrent les ministères Viviani, mais aussi dans celle du radicalisme à l’époque de l’Impérialisme actuel. Les radicaux, occupant une place prépondérante dans la vie politique après l’Affaire Dreyfus, s’appuient sur la petite- bourgeoisie urbaine et paysanne. Les intérêts impérialistes, facteur décisif dans le domaine de la politique mondiale des grandes puissances monarchistes ou républicaines, placent leurs défenseurs au sommet de la nation. En France, il s’agit de l’aristocratie financière. Les banques mobilisent les nombreux petits détenteurs d’actions étrangères. Mais la petite bourgeoisie, tout en découpant ses coupons « mondiaux », reste la petite bourgeoisie. Elle prend un pourcentage élevé, mais elle a peur de risquer, regarde avec méfiance les « aventures mondiales » qui sentent le sang et la fumée et qui, par-dessus tout, coûtent très cher. Donc la petite bourgeoisie envoie des radicaux au Parlement. Sa dépendance vis-à-vis du grand capital trouve son expression politique dans les relations extérieures et souligne sa totale soumission aux financiers impérialistes. Les radicaux ont la majorité absolue à l’Assemblée : ils font et défont les ministères. Mais ils sont absolument impuissants devant les problèmes internationaux où la France doit se débattre en tant que grande puissance capitaliste. La politique extérieure n’est plus l’affaire de gouvernements isolés, mais celle de grandes coalitions. Ceci a encore plus diminué la possibilité d’action du radicalisme dans le domaine de la politique étrangère. Le ministère responsable doit sauvegarder les relations internationales et en rendre compte devant l’Assemblée. Le journal Information a très justement rappelé que Delcassé fut toujours un solitaire. Non seulement il gardait un silence exagéré vis-à-vis de la majorité radicale du Parlement, mais il ne communiquait à ses collègues du ministère que ce qu’il voulait bien. Les ministres successifs devaient accepter la politique de Delcassé, et le radicalisme, puissant par le nombre mais en fait sans aucune vigueur, devait entériner les décisions de ce dernier.

Cette situation devint encore plus frappante le second jour des hostilités. Le ministère radical-socialiste Viviani se cherchait des « appuis solides » parmi les cercles capitalistes et dans F « appareil » administratif militaire. Les conséquences en furent l’instauration de la censure. La haute bourgeoisie capitaliste se réconciliait avec un ministère de concentration de la « gauche ». La guerre a un tel effet sur les masses qu’on trouve tout naturel le voisinage de représentants de la bourgeoisie et du prolétariat. Mais parler « un libre langage » n’était plus possible aux radicaux petits-bourgeois. Le ministère adopta les vues d’une puissance impérialiste. La presse radicale ou disparut ou perdit toute originalité. Du coup le ministère profita de l’aide illimitée des journaux conservateurs ou réactionnaires connus. Mais la guerre d’usure épuisa cette combinaison politique. La guerre se prolongeait outre-mesure et prit un tournant peu satisfaisant avec l’entrée en lutte de la Bulgarie. L’aile gauche ne tarda pas à montrer son mécontentement, ce qui introduisit des éléments de discorde au sein du gouvernement. Comme l’insatisfaction de la gauche se nourrit à des sources profondes, du fait d’une guerre toujours plus pesante (et qu’il faille faire la guerre jusqu’au bout), il fallut chercher une combinaison telle qu’elle ne blessât pas les ministres socialistes – en apparence du moins – , mais qu’elle donnât pleine liberté de manœuvre à ceux qui savent ce qu’ils veulent et qui sont prêts à aller jusqu’au bout. Là est l’essence même de la crise.

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