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Léon Trotsky 19151212 La collaboration avec les sociaux-patriotes

Léon Trotsky : La collaboration avec les sociaux-patriotes

(Réponse à Martov)

[Naché Slovo, No. 264, 12 décembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 98-101]

Martov répugne à placer la question sur le terrain de la conformité politique, s’efforçant de l’attirer dans le domaine de la casuistique formelle et d’analogies nombreuses, et plus que discutables.

Il est parfaitement vrai qu’il y a un an, alors que la démarcation entre les Internationalistes et les Sociaux-patriotes se trouvait encore au premier stade, la rédaction de Naché Slovo prenait la décision, juste ou fausse, de ne pas supprimer la règle préventive : qu’il était inadmissible de collaborer à Nacha Zaria. Pendant les douze mois suivants, la rédaction n’eut pas l’occasion pratique de revenir sur cette question : Martov s’apprêtait à collaborer à Nacha Zaria, il s’abstint, tandis que Berr ne nous fit jamais part de son intention d’accompagner Martov. Il ne fut jamais question de craindre qu’un internationalisme non menchévik trouve l’occasion favorable de couvrir du crédit du Parti le journal de Potriessov, Maievsky et Lévitsky.

Martov « n’a pas compté » ceux d’entre nous hostiles à sa participation à Nacha Zaria. Et quoi ! Il n’est pas trop tard pour le faire ! Si Martov s’occupe sérieusement de la question, il se convaincra qu’il y en a beaucoup : d’abord les léninistes, qu’il ne faut pas écarter quand on parle des relations entre Internationalistes et Sociaux-patriotes, les Internationalistes non fractionnistes et les Menchéviks-internationalistes révolutionnaires qui, par chance, sont nombreux, et que les initiatives de Martov ne peuvent qu’affliger. Il serait plus facile à ce dernier de compter ses partisans. Plus il calculera, plus son problème sera difficile à résoudre.

Mais Martov veut nous faire croire que Naché Diélo a cessé d’être le foyer spirituel du Social-patriotisme à cause de quelques changements administratifs, par ailleurs, peu remarqués. Le journal est déclaré « discussionniste ».1 Nous n’allons pas répéter qu’il est inadmissible d’envisager une coexistence « discussionniste » avec ceux qui combattent ouvertement la Social-démocratie. Mais nous posons la question : où est la discussion dans un journal ouvert aux débats ? Prenons Naché Diélo; nous voyons quelles sont ses ramifications journalistiques : Rabotchoe Outro de Pétrograd, le Nach Goloss de Samara, et nous avons devant nous les journalistes, les articles, les idées qui donnent la ligne politique du journal. Et nous disons : Naché Diélo est le foyer principal de la propagande social-patriotique en Russie. Nous ne pouvons que hausser les épaules quand Martov s’efforce de dissiper notre méfiance invétérée envers Naché Diélo, journal des Menchéviks. Nous est-il nécessaire de nous baser sur la dernière résolution des Menchéviks révolutionnaires de Londres qui, espérons-le, n’éprouvent aucune haine invétérée envers les journaux menchéviks, mais qui exigent une lutte implacable contre Naché Diélo, le plaçant sur le même plan que Plékhanov ? Martov2 n’a plus qu’à expliquer aux lecteurs de Naché Slovo que les Menchéviks londoniens n’ont reçu que les carnets de notes de Naché Diélo, mais non la nouvelle concernant le changement sauveur survenu dans la rédaction.

Nous devons attirer l’attention de tous les Menchéviks révolutionnaires sur le fait, qu’en écrivant à propos de notre remarque sur Naché Diélo qu’elle est hostile au Menchévisme, Martov, contrairement à ce qu’il a fait jusqu’ici à Naché Slovo, identifie le Menchévisme et les sociaux-patriotes. Nous osons affirmer, qu’en posant franchement et directement la question concernant Naché Diélo, nous rendons un réel service au Menchévisme révolutionnaire et particulièrement à notre fraction parlementaire. Martov, lui, pousse le Menchévisme vers les sociaux-patriotes par sa politique d’abandon et d’étouffement. Camarades Menchéviks ! Souvenez-vous des élections de Pétrograd !

Vainement Martov complique la question jusqu’à la rendre indéchiffrable en citant les exemples de Ledebour, Hoffmann et Merrheim… Moins que tout, nous sommes des alchimistes tenant le schisme pour la pierre philosophale.

Nous avons expliqué plusieurs fois que la question des formes d’organisation de la lutte des Internationalistes pour exercer leur influence sur le prolétariat n’est pas de principe, mais qu’elle est entièrement subordonnée aux conceptions politiques du rationnel. Nous ne possédons pas de solutions organisatrices valables dans tous les pays et dans toutes les circonstances de la vie. Mais nous savons et proclamons que, devant la prépondérance des Internationalistes dans le mouvement ouvrier non encore structuré, devant le nombre des éléments hésitants et indéterminés pour qui l’autorité du Parti a encore une grande signification, devant l’importance exceptionnelle de la presse, devant le travail de désagrégation auquel se livrent les sociaux-patriotes, devant la collaboration des Internationalistes aux journaux socialistes, en réalité fictive ou semi-fictive, les noms des Internationalistes serviront à attraper les lecteurs hésitants ou ne réalisant pas la situation. La position de Martov serait plus forte s’il avait publié dans les colonnes de Naché Diélo un article qui aurait invité les travailleurs à tourner le dos aux Potriessov, Lévitsky, Masslov, Tchérévanine, Gorsky, etc., éléments mortellement hostiles aux intérêts du prolétariat. Mais nous craignons que les travailleurs ne cherchent vainement un semblable article. Tout ce qu’ils ont pu voir jusqu’à présent, c’est le nom de Martov comme témoignage de ce que ce dernier n’a jamais vu de mortelle hostilité entre ses idées et celles de Naché Diélo.

La défense d’une situation sans espoir conduit Martov à une interprétation du sens du manifeste de Zimmerwald que nous regardons de notre devoir de réfuter catégoriquement. Nous avons dit que nous nous sommes engagés à Zimmerwald à livrer une lutte implacable aux sociaux-patriotes qui, suivant les termes du manifeste, « ont accepté, devant la classe ouvrière de partager les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes ». La manière impitoyable dont le manifeste stigmatise les sociaux-patriotes souligne notre participation à la lutte contre ceux qui « ont bafoué les Congrès internationaux », « ont invité les travailleurs à suspendre la lutte des classes », « ont voté les crédits de guerre », se sont mis au service des gouvernements », « ont fourni aux gouvernements des ministres comme otages de F « Union sacrée », etc. Voici ce qu’exprime le manifeste. Mais, s’écrie Martov, l’obligation de lutter sans pitié contre les sociaux-patriotes « n’est inclue dans aucune ligne du manifeste ! ». Quel sens prend alors aux yeux des travailleurs cette condamnation impitoyable des sociaux-patriotes ? Ne signifie-t-elle pas que les travailleurs doivent exprimer leur méfiance à chaque député votant pour les crédits et exiger de lui sa démission, imposer la mise à la retraite des ministres ou le retrait par le Parti de leurs mandats ? Martov est-il tellement pris par sa position qu’il ne puisse tirer ces conclusions ? Ceci le regarde. Mais notre participation à la Conférence de Zimmerwald nous impose le devoir de combattre les sociaux-patriotes, en particulier ceux de Russie et, par conséquent, ceux dont la collaboration est possible, suivant Martov, dans des rédactions volontairement « coalitionnistes ».

Telles sont nos attaques « passionnées et fractionnistes », dont les conséquences, suivant Martov, « obligent la plus grande partie des Menchéviks à se tenir à l’écart de Naché Slovo ». S’il en était ainsi, cela signifierait que la politique fractionniste interne de Martov contre nous a déjà réussi à produire ses fruits mortels, éteignant la vigilance révolutionnaire de larges cercles de Menchéviks. Cela signifierait que le rôle plus que lamentable, joué par les dirigeants du bloc « d’Août » pendant la campagne de Pétrograd, est incapable de susciter une résistance salutaire, virile, décisive et menée jusqu’au bout, chez les Menchéviks. Mais il n’en est rien. Nous sommes convaincus – et nos observations, bien que limitées malgré nous, renforcent notre conviction – qu’il se trouve parmi les travailleurs-menchéviks de nombreux cadres révolutionnaires, dont les liens avec les Internationalistes sont de beaucoup plus forts que leurs attaches avec la politique fractionniste purement réactionnaire de l’État-major social-patriote de Naché Diélo, qu’ils sont las de ces relations et que demain, avec nous, ils exigeront la rupture; qui comprennent le manifeste de Zimmerwald comme le signal d’une lutte implacable contre les dévoyeurs sociaux-patriotes; qui veulent mener cette lutte jusqu’au bout, ne se laissant pas embarrasser par des considérations de fraction. Ces Menchéviks-révolutionnaires ne peuvent s’écarter de nous, pas plus que nous ne pouvons nous écarter d’eux. Nous remplissons la même tâche. Nous soumettons à leur jugement, comme à celui de l’opinion de tous les Internationalistes, le conflit de Martov avec notre rédaction.

1 Faisons remarquer, à ce sujet, que le journal patriotiquement caricatural de Deutsch à New York est déclaré, lui aussi « discussionniste ».

2 « Le groupe invite tous les partisans du prolétariat international à combattre impitoyablement les sociaux-patriotes (Plékhanov, Naché Slovo, etc.) qui étouffent la conscience révolutionnaire des travailleurs et leur barrent le chemin qui conduit à la résolution des problèmes révolutionnaires et à l’accomplissement de leur mission historique ». (Extrait de la résolution du Groupe d’Action Londonien du Parti K.D.)

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