Léon Trotsky : La déclaration des vingt [Naché Slovo, No. 276, 28 décembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 176-178] A la séance du Reichstag, le 22 décembre 1915, le député Geyer lut, au nom de vingt députés, la déclaration suivante : « La dictature militaire, qui écrase impitoyablement nos efforts pour la paix, s’efforce d’étouffer la liberté de penser, nous prive de la possibilité, hors du Reichstag, de faire connaître notre opinion sur le projet de loi concernant les crédits de guerre. De la même manière que nous condamnons les plans de conquête conçus par les gouvernements et les Partis des autres pays, nous nous élevons contre les plans porteurs d’aussi grands dangers de nos annexionnistes, qui constituent autant d’obstacles aux pourparlers de paix. Le Chancelier, le 9 décembre, répondant à une interpellation social-démocrate, non seulement ne s’est pas élevé contre ces plans annexionnistes, mais encore, il les a approuvés (Exclamations : « Tout à fait juste ! »). Tous les Partis bourgeois l’ont soutenu, exigeant des compensations territoriales (« Tout à fait vrai ! »). Les pourparlers de paix ne peuvent être conduits avec succès, que s’ils sont menés sur la base suivante : aucun peuple ne doit être écrasé, l’indépendance économique et politique de chaque peuple doit être garantie, tous les plans de guerre doivent être définitivement rejetés. Nos frontières et notre indépendance ne sont exposées à aucun danger. Une invasion ennemie ne nous menace pas. Mais le péril nous menace, ainsi que le reste de l’Europe, de provoquer la misère et de détruire la culture, si la guerre se prolonge. (« Tout à fait vrai ! »). Par conséquent le gouvernement allemand doit faire le premier pas vers la paix, car il se trouve avec ses Alliés dans la situation la plus favorable. (« C’est vrai ! »). La fraction social-démocrate a proposé au gouvernement de formuler ses propositions de paix. Le chancelier a répondu par un refus (« Tout à fait juste »). Cette horrible guerre continue. Chaque jour apporte d’innombrables souffrances. Nous ne pouvons appuyer une politique qui n’emploie pas toutes ses forces à mettre un terme à cette misère incommensurable, qui se trouve en contradiction irréconciliable avec les intérêts des larges couches de la population (« C’est vrai ! »). Notre désir de donner une forte impulsion aux efforts pour la paix qui se manifestent dans tous les pays, notre volonté de paix, notre répugnance à tous les plans de conquête – tout ceci, nous ne pouvons le lier au vote des crédits militaires. Donc, nous refusons le projet de loi. » Voilà la déclaration de l’opposition parlementaire allemande, motivant son vote contre le nouveau crédit de dix milliards. Comme nous le voyons, la déclaration ne place pas la question de la politique « de guerre » de la Social-démocratie au niveau qu’il convient. La déclaration, basée sur une conception de la position stratégique de l’Allemagne, insiste sur le fait que celle-ci doit engager les pourparlers de paix. Supposer que l’opposition ait pris pour tout de bon la position des classes dirigeantes et des sociaux-patriotes, c’est lui causer une offense imméritée. Si l’aile gauche a souligné dans sa déclaration le fait que les frontières allemandes n’étaient pas menacées, c’est, pardessus tout, pour dévoiler aux masses abusées la fausseté des formules défensives. Mais l’affaire ne se limite pas à ces conceptions de propagande purement légitimes : cette motivation instable et politiquement superficielle a facilité, pour tous les partisans de l’opposition parlementaire, le passage de la passivité politique à une lutte active contre le militarisme national. En soulignant l’indécision de la conscience révolutionnaire sur la question de principe de la « Défense nationale », la Déclaration des Vingt donne aux sociaux-patriotes de l’autre bord1 des arguments à bon compte pour justifier leur oubli de la politique de classe et leur soumission. C’est en ceci que réside le côté faible de la Déclaration des Vingt. Mais le fait de leur intervention garde toute sa valeur. L’opposition a cessé de s’abstenir et d’attendre passivement que la logique des événements, la pression des masses et sa propre action intérieure « éclairent » la majorité de la fraction parlementaire. L’opposition est intervenue activement contre le Bloc national, a placé ouvertement l’unité de la politique internationale prolétarienne au-dessus de l’union, à vrai dire fictive, de la fraction parlementaire. A Zimmerwald, les délégués de toutes les nuances exigèrent des députés allemands qu’ils votent contre les crédits. Ledebour et ses amis, se fondant sur des considérations étroites d’organisation intérieure, s’opposèrent à ce que cette exigence fût insérée dans le texte du Manifeste, étant d’avis qu’elle ne pourrait que nuire à leur action future. Les sociaux-patriotes tentèrent rapidement d’interpréter le comportement de la délégation allemande à Zimmerwald comme un refus de voter contre les crédits de guerre. Aucune explication, aucun démenti ne purent empêcher ces messieurs de torturer leurs lecteurs et leurs auditeurs avec cette invention, qui leur servait d’atout-maître dans la lutte des sociaux-patriotes contre la Conférence de Zimmerwald. Maintenant la question est tranchée définitivement et sans appel. En plein accord avec l’esprit de la résolution de Zimmerwald, les « Vingt » de la Gauche allemande ont voté contre les crédits de guerre. Zimmerwald a trouvé un retentissement significatif dans les murs du Reichstag. Le vote des « Vingt » ne sera pas qu’un épisode – il restera une date mémorable dans l’histoire de la renaissance socialiste. 1 Les sociaux-patriotes de l’autre bord : c’est-à-dire les Français. |
Léon Trotsky > 1915 >