Léon Trotsky‎ > ‎1915‎ > ‎

Léon Trotsky 19151003 La guerre et la révolution conclusions

Léon Trotsky : La guerre et la révolution conclusions

[Naché Slovo, 207 et 209, 3-6 octobre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 46-48]

A l’occasion d’une conférence préliminaire, un groupe adhérent à la position prise par Sotsial-démokrat – « l’Opposition polonaise » – formula sa position de la manière suivante : juger les partis socialistes officiels; formuler les principes de la lutte révolutionnaire de classe et réunir à l’aile gauche ceux qui pensent de même. La question de la lutte des masses en faveur de la paix n’était même pas mentionnée. Lénine, dans son discours, de loin le plus important et prononcé justement à cette conférence préliminaire, démontra que le slogan de la lutte pour la paix était dépourvu de toute signification révolutionnaire.

Axelrod prit la position diamétralement opposée. Dans une de nos assemblées officielles, quand vint la question du vote, Axelrod démontra que deux tendances fondamentales se combattaient devant nous; l’une d’entre elles voulait user de la Conférence en la joignant à une plate-forme de tactique révolutionnaire en tant que pierre angulaire de la construction de la IIIe Internationale; la seconde tendance voulait, en s’appuyant sur tous les éléments socialistes, se comporter négativement envers la guerre, entamer la campagne en faveur de la paix, en estimant que cette voie conduirait, mieux que tout autre moyen, à la renaissance de l’Internationale.

Le représentant de Naché Slovo démontra, au contraire de ce qui vient d’être écrit, qu’en plus des deux tendances citées, il en existait une troisième qui attribuait une grande signification à la campagne pour la paix, car c’est seulement, grâce à ce slogan, que peut se faire la mobilisation des masses; mais elle veut, également, user de la propagande pour la paix, afin de lancer la tactique révolutionnaire de classe, définir son comportement irréconciliable envers l’orientation social-nationaliste et faire de cette Conférence une contribution à l’établissement de la IIIe Internationale.

La rédaction de Sotsial-démokrat présenta des projets pour deux résolutions : une d’ordre tactique et un appel aux masses.

La résolution tactique caractérisait la guerre comme étant impérialiste, condamnait le social-nationalisme et l’attentisme du « Centre » (Kautsky et autres), rejetait toutes les formes de la « paix civile », plaçait la lutte pour la paix au rang des problèmes internationaux, exigeait la rupture avec le légalisme et l’exploitation de la situation créée par la guerre, ainsi que de ses conséquences. Cette résolution présentait un pas important en avant vers un internationalisme social-révolutionnaire actif. Elle ne rappelait pas que « la défaite de la Russie est le moindre mal », (on peut se représenter l’accueil qu’aurait fait l’opposition allemande à cette thèse nationale russe !), elle n’érigeait pas en principe la rupture entre les organisations ouvrières; elle reconnaissait enfin la signification révolutionnaire de la lutte des classes.

Dans ces préliminaires du projet de résolution, existe tout ce qui sépare la position de Sotsial-démokrat et de Naché Slovo… Il ne restait plus au représentant de ce journal qu’à annoncer son adhésion aux thèses fondamentales de la résolution et à proposer de la transmettre à la commission aux fins de meilleure rédaction. Malheureusement cette résolution ne recueillit pas la majorité. En faveur de la transmission à la commission, on obtint seulement treize signatures.

La majorité des participants, placés devant des problèmes d’ordre négatif : contre la guerre, contre le bloc nationaliste, ne se rendait pas bien compte des problèmes positifs révolutionnaires que l’époque actuelle soumet aux prolétaires socialistes. Autrement dit : si tous se trouvaient d’accord pour combattre l’asservissement de la classe ouvrière au pouvoir bourgeois, la majorité n’était pas prête pour mettre à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire comme conquête du pouvoir par le prolétariat.

Ce n’est pas un hasard. L’insignifiante résistance des masses a coupé les ailes à la pensée révolutionnaire. Aucun pessimisme en cette constatation, au contraire, tous les internationalistes – sur la base du déroulement objectif des faits – sont convaincus que, tôt ou tard, ce sera le triomphe du socialisme révolutionnaire. Mais le porteur du socialisme révolutionnaire, le prolétariat, ne se présente pas suffisamment préparé. « Nous avons assemblé autour de nous quatre millions et demi de votants, disait un des internationalistes de gauche allemands, La guerre a dévoilé que seule une petite avant-garde s’est nourrie aux idées d’un socialisme instructif. Avant de passer à la question pratique d’une révolution sociale, il est indispensable d’y préparer le prolétariat… » Poser ainsi la question n’est pas historique; la « préparation » à l’action révolutionnaire devrait se faire par la propagande socialiste ! Si le travail accompli pendant deux générations de travailleurs n’a pas « préparé » le prolétariat à la révolution sociale, où est l’espoir que nos efforts puissent se révéler « payants » à la troisième génération ? Ce serait digne d’un maître d’école, mais non d’un parti historique de confier toutes ses espérances au changement et à l’amélioration d’un système de propagande. Il est clair que le centre de gravité réside dans le caractère de l’époque historique. S’il est vrai que l’époque tumultueuse, à laquelle la guerre nous a conduits, doit découvrir l’énergie révolutionnaire du prolétariat, il faut se rendre compte du nouveau danger qui se dresse devant le Socialisme. Frappée par un cruel désenchantement au début de la guerre, voyant réduits au minimum ses calculs et son attente politique, l’aile gauche de la Social-démocratie internationale, dans la crainte de s’élancer en avant, peut désespérément rester en arrière des masses devenues révolutionnaires par la guerre.

Préparer le prolétariat à la révolution sociale et s’y préparer soi-même signifie que les sociaux-démocrates révolutionnaires doivent prendre l’initiative d’opposer effectivement l’avant-garde prolétarienne à la bourgeoisie impérialiste.

Le devoir de l’aile gauche révolutionnaire-marxiste des internationalistes est d’engager la propagande future sur la voie social-révolutionnaire et d’employer les méthodes de la lutte internationale du prolétariat.

Des estimations, travaux et discussions se dégagea – à son échelle européenne – le tableau du naufrage de l’Internationale, de la capitulation de partis si puissants et organisés et de la banqueroute idéologique et morale des chefs qui ne conservaient leurs postes que par la force d’inertie. L’abaissement que la guerre a fait subir au Socialisme est encore ressenti par les observateurs directs et les participants. Malgré toute l’indignation et la colère, on ne discernait aucun pessimisme. Tous ressentaient que la catastrophe n’avait fait que dévoiler les conceptions, les méthodes et la mentalité d’un système qui se survivait. Le mouvement le plus révolutionnaire en ses buts s’était pétrifié et « sclérosé » dans son immobilisme. Toute une génération de guides avait vieilli, répétant les mêmes formules. Déjà, avant la guerre, ces chefs étaient entièrement « vidés ». La catastrophe n’avait fait que dévoiler cet état de choses.

Si l’Histoire s’est souvent servie des convulsions de la guerre pour mettre à jour la pourriture des gouvernements et la nullité des dirigeants, la guerre servait, cette fois-ci, à découvrir la pourriture du Socialisme, à soumettre ses cadres à une épreuve meurtrière et à nettoyer le chemin pour de nouvelles méthodes et de nouvelles idées.

Il faut le dire, dès le début, nous n’avions pas devant nous des « éléments nouveaux » adoptant des méthodes nouvelles et répondant aux nouvelles exigences de l’époque et de la tempête. La majorité des participants se composait de vieux militants, issus des cadres de la IIe Internationale. Ces éléments, grâce à des circonstances personnelles, avaient gardé en eux la conscience révolutionnaire et su, dans la catastrophe, se maintenir sur le terrain de la lutte internationale des classes. Mais leur éducation politique les prédisposait plus à combattre le social-nationalisme qu’à admettre de nouvelles méthodes de combat social et révolutionnaire. La nouvelle Internationale a besoin de ces témoins des anciennes épreuves, indomptables devant le pouvoir. Mais par-dessus tout, il lui faut trouver de nouveaux adhérents dans la personne des représentants de la jeune génération, qui a rejeté ses ultimes illusions patriotiques sur le champ de bataille, qui se heurtera à la société bourgeoise en des conflits sociaux où les deux camps, ayant passé par l’école de la guerre, ne reculeront pas devant la perspective de mesurer leurs forces. C’est dans ce cas que nous sommes en droit de dire : la IIIe Internationale est devant nous !

La Conférence ! Ce n’est qu’un épisode dans ce gigantesque remue-ménage de l’Histoire, qui a mis la bourgeoisie en perte d’équilibre et a posé brutalement au prolétariat la question fondamentale du développement socialiste : l’Impérialisme, la Guerre et l’Esclavage sanglant… ou la Révolution sociale ? Mais c’est en même temps un épisode immense et plein de signification. Et au stade atteint actuellement par le mouvement, c’est l’événement historique le plus important.

Pour celui qui a suivi attentivement l’Internationale pendant la guerre, il y a relativement peu de faits nouveaux. Mais en rassemblant tous les faits épars, on ne manque pas d’être frappé par deux impressions : la dimension énorme de ce qu’il y avait de faux et de mort intellectuellement dans l’œuvre immense de la IIe Internationale, et l’immensité de l’héritage révolutionnaire qu’elle a légué aux masses laborieuses. En vérité, il y a de quoi bâtir ! La IIIe Internationale n’aura pas à repartir de zéro !

Kommentare