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Léon Trotsky 19150722 La politique de « l’arrière »

Léon Trotsky : La politique de « l’arrière »

[Naché Slovo, No. 145, 22 juillet 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 157-158]

Avec l’indigence d’esprit de l’Ostriak, dont la chanson comporte à peine cinq ou six paroles, la presse russe nous parle chaque jour de « la mobilisation de l’industrie » et de « l’organisation des forces collectives ». Le moteur de cette organisation et de cette mobilisation serait le Comité de guerre dont la caractéristique actuelle est l’imprécision quant aux questions à résoudre en priorité. On discute sur son appartenance au ministère de la guerre ou on en fait un Comité suprême de salut public. Mais tous semblent être d’accord sur un point : toute cette mobilisation est dirigées contre l’« ennemi intérieur », c’est la politique de « l’arrière ». Pour autant que la presse bourgeoise donne signe de vie, elle demeure sur le terrain patriotique tant que la mobilisation de toutes les forces ne se transformera pas en la notion plus réelle de « défense nationale », de telle façon qu’on peut avancer que Goutchkov et Milioukov auraient commis un plagiat au détriment de Plékhanov si la position adoptée par celui-ci n’était la preuve regrettable qu’il s’inspire des deux autres.

La mobilisation de l’industrie comprend son adaptation aux impératifs de la guerre, c’est-à-dire la possibilité de fournir à l’armée plus de munitions et plus de ravitaillement. On a pris l’Angleterre comme exemple. Mais on a fermé les yeux sur ce que, en Grande- Bretagne, il s’agit de la conversion de toute une organisation capitaliste et de tout un appareil gouvernemental adapté aux nécessités de la guerre, bien que cela marche beaucoup plus lentement que prévu. Chez nous, il s’agit d’improvisations, de nouvelles lignes de chemin de fer, de nouvelles usines, de nouveaux cadres techniques, ce qui suppose un « bond en avant »… Tout cela sous le feu des Allemands… Cela relève de la plus pure utopie.

Le gouvernement le sait mieux que quiconque, lui qui a si lourdement chargé la charrette du pouvoir. Il s’agit en fait pour lui de faire passer la responsabilité directe sur les épaules des classes possédantes qui, auparavant, avaient déjà pris sur elles la responsabilité politique. Elles réclament – sans trop de vigueur toutefois – , non pas le pouvoir, mais une approche plus accentuée vers les sources financières, politiques et administratives. Le Pouvoir ne promet rien mais ne refuse pas catégoriquement. Une véritable simulation, comme dans le tableau classique « Printemps » du défunt Svyatopolk-Mirsky Aux œillades de travers du pouvoir répondent les gestes timides des solliciteurs, le chœur de la presse entonne le chant « Confiance »; en un mot, se déroule tout le rituel imbécile et plein d’hypocrisie que nous avons bien connu, comme s’il n’y avait pas eu de 9 Janvier 1905, comme s’il n’y avait pas eu la tentative de deux Douma et celle du 3 Juillet 1907, comme s’il ne s’agissait pas des mêmes protagonistes, en plus vieux, ayant perdu leurs dernières dents ces derniers dix ans.

Le Comité de défense nationale doit être au centre de l’union du Pouvoir avec la population et le moteur de la mobilisation nationale contre l’ennemi intérieur. Mais alors, quel rôle joue le ministère ? C’est lui qui d’après le sens même des choses devrait « être le Comité de défense nationale ». Ce qu’il veut, c’est déposer une grande partie de la responsabilité et rester l’intermédiaire bureaucratique du Pouvoir. Tous les bruits sur l’entrée au ministère des frères Goutchkov, de Volkonsky, sont prématurés. L’épuration de la Galicie n’est pas suffisante pour faire épurer la bureaucratie. L’affaire se résume à des nominations dans des commissions. Mais si la bureaucratie ne se hâte pas pour faire place nette, les « agissants » ne se précipitent pas pour occuper les postes. La presse gauche « sans parti » accuse Milioukov de mollesse dans ses appels en vue de la convocation de la Douma et de la création d’un Comité de défense nationale. Mais que trouverait-il dans la Douma ? Il lui faudrait non pas mettre le pouvoir sur la sellette, mais se résigner à y être placé. Encore moins pourrait-il agir sur le Comité de guerre : ayant accepté la responsabilité de « l’organisation de la défense », le parti Kadet s’est enlevé sa dernière chance de pouvoir influencer l’opposition. La Social-démocratie est aussi impuissante à rejeter « à l’arrière » Nicolas Nicoîaiévitch que son homologue Hindenburg, car les deux ont refermé les portes des ministères au nez des partis nationaux-libéraux. Cette terrible « critique par les armes » ne peut dépasser l’arme elle-même, c’est-à-dire les moyens techniques guerriers du régime russe. La critique morale et matérielle appartient de plus en plus au prolétariat.

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