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Léon Trotsky 19150617 La réponse de Kautsky a Pléchanov

Léon Trotsky : La réponse de Kautsky a Pléchanov

[Naché Slovo, No. 116-118, 17, 18 et 19 juin 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 197-202]

I

Dans le numéro d’avril du journal marxiste bulgare Novoe Vrémia, nous trouvons un article de Kautsky en réponse à Plékhanov. Celle-ci présente un grand intérêt sur de nombreux points. Kautsky réfute les allégations de Plékhanov en ce qui concerne l’action de la Social- démocratie allemande. Il est faux que Haase ait annoncé, à Bruxelles, que les socialistes allemands répondraient à la guerre par un appel à la révolution. Kautsky le nie en tant que participant à la Conférence de Bruxelles; pour qui connaît la position de la Social-démocratie, il ne fait aucun doute que Kautsky ait raison. Les marxistes allemands, et en tête Bebel, ont repoussé, à tous les Congrès, l’idée d’une grève générale en riposte à la mobilisation. Dans quelle mesure, la majorité qui approuvait Bebel, le faisait par calcul tactique ou par un secret sentiment national… c’est une autre question. La position de principe de la Social-démocratie allemande, en opposition à celle de Vaillant et consorts, consistait à considérer comme utopique tout effort révolutionnaire en période de mobilisation, alors que le pouvoir se renforce. Le fait que, le 2 Août, les prolétaires n’ont été appelés ni à la grève ni à la révolte, n’entre pas en contradiction avec les déclarations des dirigeants socialistes allemands, pas plus d’ailleurs qu’avec les principes de la politique socialiste révolutionnaire générale. C’est une affaire de possibilité et de compréhension du moment à choisir, et rien d’autre !

Kautsky prend la défense de Haase contre toutes les accusations en rapport avec sa déclaration du 4 Août.

Haase n’a pas lu sa propre déclaration, mais celle de la fraction parlementaire dont il était le président, ce qu’il ne faisait pas en d’autres occasions : « Maintenant l’unité du parti, il ne pouvait se refuser à son devoir. » Cette défense nous semble, à présent, bien naïve, quand on songe que Haase non seulement se refusa à toute autre déclaration patriotique, confiant cette mission peu reluisante à Ebert, mais attaqua la nouvelle ligne du Parti dans les meetings et se déclara contre les crédits militaires.

Si la politique actuelle de Haase ne détruit pas l’unité du Parti, pourquoi ce dernier exigea de lui cette défense publique d’une position qui lui était hostile ? A l’inverse, si la politique actuelle de Haase menace l’unité du Parti, alors son attitude n’aurait été que pure formalité et ne s’expliquerait que par un manque de courage et de perspicacité ! Kautsky secourt très mal Haase, son plaidoyer recouvre toutes les contradictions internes de la position assumée par ce même Kautsky.

Il est faux, assure-t-il, que Vorwaerts ait changé sa ligne de conduite depuis cette date tragique dans l’histoire du Socialisme allemand et mondial. Tout le mal vient de la censure. En 1870, l’état d’exception ne s’étendait qu’à certaines provinces. En Saxe, Bebel et Liebknecht jouissaient d’une totale liberté d’action. Maintenant l’état de siège englobe tout l’Empire. Vorwaerts et les autres journaux socialistes doivent en tenir compte pour continuer à apporter leur appui idéologique aux prolétaires.

Nous avons ici un exemple de ce que les Allemands appellent : « Schönfärberei » (un embellissement visible de la réalité). Jusqu’au 4 août, Vorwaerts luttait contre le danger de la guerre, détruisant sans pitié toute prétention de donner à la guerre un caractère progressif et libérateur. Il démasquait la légende officielle suivant laquelle la guerre contre la Russie était la guerre contre le Tsarisme, donc la guerre pour la liberté du peuple russe. Mais il reprit et diffusa cette légende, après le 4 Août. Avec les autres organes de presse et les communiqués du Haut-Commandement, Vorwaerts présenta les victoires allemandes non comme celles des classes dirigeantes, mais comme les victoires du peuple allemand. Il anima la politique antirévolutionnaire faite de servilisme, promettant des réformes démocratiques et sociales au peuple en guise de récompense pour son zèle dans la défense de la patrie.

L’état de guerre peut empêcher de dire la vérité (nous le savons par expérience), mais il n’oblige pas à mentir ! S’il exige des « sacrifices », la presse socialiste doit avoir le courage de supporter les siens propres. Vorwaerts et Haase ont accompli, ces derniers temps, un grand pas vers la gauche à partir de leur position post-aoûtienne : la défense assumée par Kautsky déprécie cet effort.

Ainsi se présente la semi-vérité que Kautsky répand dans un journal marxiste libéré des pressions exigées par l’état de guerre.

II

Que nous raconte le théoricien de la IIe Internationale au sujet des questions posées par le Socialisme international ?

Avant tout, il rejette totalement la signification du critère formellement diplomatique ou épisodiquement stratégique de guerre « défensive » ou « offensive » pour définir notre tactique. « Pour moi, la question décisive n’est pas le déclenchement de la guerre, mais la fin de la guerre, c’est-à-dire les résultats possibles. »

Comme le montre très justement Kautsky, Plékhanov ne s’arrête pas à un critère formel. Il s’élève contre l’idée qu’une défaite russe puisse contribuer au développement de la Révolution; au contraire, en s’opposant au développement économique, elle paralyserait la Révolution. Il estime naturel que la défaite de l’Impérialisme allemand influencerait le cours de la Révolution en Allemagne. Ce sont des raisonnements semblables que tiennent Vaillant en France et Heydemann en Angleterre; en Allemagne, l’aile de la Social- démocratie (Kautsky dit : une fraction insignifiante de nos camarades allemands) estime que la défaite des Alliés accélérerait le cours de la Révolution en Angleterre et en Russie. Elle regarde la défaite allemande comme une catastrophe économique et, par conséquent, comme l’affaiblissement dans le monde de la plus forte Social-démocratie. « Tous croient que de la défaite de la patrie dépend la victoire de la Révolution internationale. Tous pensent que leur pays est élu, qu’il occupe une position exceptionnelle dans le monde et que pour lui existent d’autres lois que pour les autres. » Kautsky ne veut rien savoir de peuples « élus ». Les forces économiques et spirituelles sont sur le même plan historique et la victoire n’apportera d’aucun côté des résultats décisifs quant au progrès historique de la Révolution sociale.

Cette équivalence des forces en présence exclut toute possibilité pour les travailleurs de définir leur position par rapport à la guerre au moyen de leur antagonisme au gouvernement. Jusqu’ici les données historiques nous présentent la guerre non comme un conflit économique intérieur, mais comme une menace contre le territoire national. Dans une armée rassemblée par le service militaire obligatoire, le sentiment dominant est la peur de la défaite. De ce sentiment doit tenir compte tout mouvement qui veut agir sur les masses. Tous les conflits intérieurs aboutissent à une sorte de « moratoire » politique : tous les efforts sont concentrés contre l’ennemi extérieur. « L’influence des travailleurs s’exercera sur les socialistes ne possédant pas un caractère assez ferme. » Ce que nous dit Kautsky n’est ni une explication, ni une approbation du nouveau cours pris par la Social-démocratie. Cela signifie : une mentalité nationaliste indéfinissable chez les masses non organisées rejette hors du chemin de la Révolution la plus forte Social-démocratie du monde, ayant à sa tête des personnages « n’ayant pas assez de caractère ». Qu’y a-t-il, plus loin ? se demande Kautsky.

Aucun des deux camps belligérants n’a remporté de succès décisifs, et il est probable qu’il en sera ainsi à l’avenir. Cela est dû à l’équivalence des forces économiques et spirituelles des antagonistes. La guerre par elle-même ne peut donner de résultats pouvant agir fortement sur la vie politique et économique, mais elle influe sur le développement par sa prolongation. Le seul moyen de sauver l’Europe de l’épuisement « serait de faire la paix sur les bases d’un accord total, non sur celles d’un “ diktat ”. Seule la paix, en de telles conditions, correspond aux principes de la Social-démocratie (Kautsky). Ceux-ci exigent une paix rapide. Notre Social- démocratie doit s’y efforcer tout de suite. » Et Kautsky conclut avec l’espoir que « dans cette lutte pour la paix, il marchera côte- à-côte avec son vieux camarade Plékhanov ». Mais sur quels chemins ?

III

Les conceptions de Kautsky diffèrent de celles de Plékhanov dans le même sens que la position du centre actuel de l’Internationale diffère de celle de l’aile social-nationale. Les conceptions plékhanovistes sont un mélange affligeant de préjugés nationalistes et de morceaux de méthodologie marxiste. Quand il s’agit de motifs politiques, Plékhanov devient plus catégorique. Il tient pour la victoire des Alliés, il critique la Social-démocratie, mais soutient Guesde et Vaillant. Il n’en est pas de même pour Kautsky. Sa position théorique n’est pas si lamentable que celle de Plékhanov mais, dans les problèmes d’ordre politique, il se trouve devant nous en plein désarroi. On peut dire que la signification du jugement de Kautsky sur la guerre croît proportionnellement à son éloignement des questions de politique socialiste.

Les peuples sont placés devant le danger de la défaite et de l’envahissement du territoire national. De là provient cet élan patriotique chez les masses non organisées. Ce qui explique – suivant Kautsky – le comportement de la Social-démocratie, son vote en faveur des crédits militaires, etc. Cette explication en tant qu’explication est insuffisante, car elle n’indique aucun chemin de sortie. Si les travailleurs, rassemblés sous le drapeau de l’Internationale, passent en temps de guerre dans le camp de la réaction, où peut-on y voir la garantie d’un développement social-révolutionnaire dans l’avenir ? Kautsky, le théoricien renommé de la IIe Internationale, n’a encore soufflé mot du caractère particulier des époques précédentes, du possibilisme organique, de la conservation du statu quo intérieur et extérieur, en un mot, des circonstances dans lesquelles s’est développée la IIe Internationale. Il se bouche obstinément les yeux, ne voulant pas voir que la guerre n’a pas engendré les conditions qui ont amené à la faillite de l’Internationale : « La guerre est la continuation de la politique, mais par d’autres moyens » ; elle a simplement dévoilé l’insuffisance des méthodes de la II" Internationale. Il ne voit pas que le comportement actuel des socialistes français et allemands ne trahit pas simplement leur instinct de conservation, mais qu’elle est l’accomplissement suicidaire des traits limitatifs nationalistes par lesquels le mouvement prolétarien se caractérisait à l’époque précédente. Seule une explication concrète et historique, et non abstraite et psychologique, de la crise montre les points objectifs de résistance à la victoire révolutionnaire.

Plus lamentable que cette explication est le refus de Kautsky de juger les comportements des Partis socialistes. Un parti populaire ne peut pas ne pas compter avec l’état d’esprit des travailleurs. Si ces derniers sont saisis par la panique nationaliste provoquée à dessein par le Pouvoir et le mécanisme idéologique de la bourgeoisie, il ne faut surtout pas que les socialistes les appellent à des actes révolutionnaires. Mais il est extraordinaire de la part de la Social-démocratie de devoir capituler devant la mentalité des masses. Même si elle ne peut en appeler à la grève générale, cela ne signifie pas qu’elle doive approuver les crédits militaires. Si elle ne peut empêcher la lutte fratricide, elle n’est pas obligée de l’approuver.

On dirait que Kautsky arrive à reconnaître – bien qu’en termes très prudents – que les masses laborieuses commencent à saisir le caractère désespéré de la guerre justement quant à son caractère militaire. Plus la guerre durera, plus l’élan patriotique des travailleurs se tournera contre les classes dirigeantes qui ont provoqué la guerre et tiennent pour le « jusqu’au bout ». Que la Social-démocratie exploite cette tendance, elle qui n’a aucune responsabilité dans le déclenchement de la guerre ! Pour accélérer le processus de paix, la Social-démocratie ne doit pas cesser d’être la seule force révolutionnaire pendant les hostilités.

Kautsky est pour la lutte « en vue d’une paix rapide », et il a l’espoir de rencontrer Plékhanov, « ce vieux camarade », sur ce chemin. Mais nous tentons en vain de savoir ce que représente pour Kautsky la lutte pour la paix dans les conditions actuelles. Quelques passages de ses articles font penser qu’il regarde comme essentiel « le dégrisement » des classes dirigeantes se rendant compte de l’impossibilité de briser les forces du prolétariat. Ce désarroi général des forces capitalistes est d’une immense signification, car il crée les conditions les plus favorables « pour la mobilisation révolutionnaire du prolétariat ». Peut-on œuvrer en ce sens sans en arriver à une cassure définitive avec le Pouvoir ? Continuer la « paix civile » ou déclencher une rupture ? Scheidemann ou Liebknecht ? C’est la question à laquelle Kautsky ne donne pas de réponse. Il promet d’en parler… après la guerre.

Mais nous voulons lutter pendant la guerre pour ne pas nous retrouver « banqueroutiers » après la guerre. Nous devons constater que la limitation historique de l’époque ignorée par Kautsky a coiffé de cercles trop étroits la tête brillante de la IP Internationale. En cette circonstance dramatique exceptionnelle, Kautsky ne donne pas un seul conseil, pas une seule indication que nous puissions recevoir avec reconnaissance.

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