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Léon Trotsky 19151012 La social-démocratie bulgare et la guerre

Léon Trotsky : La social-démocratie bulgare et la guerre

[Naché Slovo, No. 214, 12 octobre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 74-76]

L’Agence Havas communique que les dirigeants socialistes bulgares auraient promis au gouvernement, étant donné la gravité de la situation, de ne pas lui créer de difficultés. D’Humanité qui a déjà soigneusement diffusé tant de balivernes de Havas au sujet des socialistes russes, italiens et serbes, en y mettant de son crû, fait cette fois-ci une remarque indirecte en demandant de quels dirigeants et de quel parti il s’agit ? Il serait naïf d’y voir un remords de la conscience socialiste : tout s’explique du fait que l’opposition intransigeante des socialistes bulgares à la guerre est à la merci des puissances de l’Entente Quadripartite.

L’Humanité ajoute que les deux partis (les « larges » et les « étroits ») tenaient pour la neutralité. Formellement, c’est exact. Mais dans le fond, la politique étrangère des deux partis est différente. Les « larges » se sont rapprochés de l’opposition russophile bourgeoise. Ne parlant pas ouvertement d’intervention militaire, ils ont proposé un accord avec la Serbie, afin d’accéder, à la traîne de l’Entente, au chemin des revendications territoriales « nationales ». Les « étroits » ont combattu avec la même force l’opposition russophile belliciste et la « neutralité » attentiste germanophile du gouvernement Radoslavov.

Mais l’heure du sang a sonné pour la Bulgarie ! Quels sont les « chefs socialistes » qui ont juré fidélité à Radoslavov et aux Alliés, l’Autriche, l’Allemagne et la Turquie ? Il n’y a pas une seconde de doute ! Il s’agit des « larges », des russophiles : Ianko Sakazov et ses camarades. Comme leur politique extérieure n’était pas révolutionnaire, mais servait les intérêts « nationaux », ils furent obligés, au moment du « péril national », de tomber à genoux, ensemble avec l’opposition bourgeoise, devant l’idole de l’Unité nationale. Ainsi, les russophiles, les serbophiles et les « larges » donneront leur appui au gouvernement qui combat la Russie et la Serbie.

Il en va autrement avec les « étroits ». Comme ils ont une position révolutionnaire de classe, les arguments de Parvus ont aussi peu de prise sur eux que ceux de Plékhanov. Comme leurs convictions oppositionnelles ne leur ont pas été inspirées par les Ambassades russe et française, ils ne baissent pas la tête devant le fait de la coalition bulgaro-allemande.

Nos lecteurs se représenteront mieux la position prise par les « étroits » s’ils se familiarisent avec les plus récentes déclarations de ces derniers.

A la XXIe session, fin août, on adopta la résolution suivante, concernant la guerre et la situation dans les Balkans.

« La germanophilie des partis libéraux1, dissimulée par la « neutralité provisoire » du gouvernement actuel – , et la russophilie, dans les eaux de laquelle nagent les restes des partis bourgeois et petit-bourgeois depuis les Populistes et les Tsankovistes jusqu’aux radicaux et aux « larges » – inclus – jouissant des appuis déclarés et cachés de la part des puissances belligérantes qui usent de promesses, de pressions et de corruption – toutes les deux, germanophilie et russophilie, ne sont autres que les introducteurs de la politique conquérante des grandes puissances vis-à-vis des Balkans. S’alimentant à ces sources, les partis préparent, ouvertement ou de façon voilée, de nouvelles aventures, de nouvelles guerres dans les Balkans, qui ne peuvent que réduire les peuples à un esclavage économique et politique. »

A partir de ce texte et d’autres conceptions, le Parti affirme : « Nous rejetons catégoriquement toute participation du peuple bulgare à la guerre générale européenne, de quelque côté qu’elle vienne, à toute aventure susceptible de provoquer une telle participation. » La résolution « exprime sa communion d’idées et sa solidarité avec les prolétaires des autres pays balkaniques, elle affirme que ceux-ci, unis dans une Fédération balkanique, se révéleront être le seul facteur capable, au moyen de la lutte de classe, de réaliser la République démocratique fédérative balkanique. »

Nous lisons dans l’organe du parti Rabotnitchevsky Viéstnik du 4 (17) septembre, sous le titre « Devant le moment fatidique » : « La clique capitalo-chauvine au pouvoir ne veut pas que le peuple bulgare vive en paix; elle ne peut attendre que soient cicatrisées ses blessures ouvertes encore, après la catastrophe d’il y a deux ans… » « Nous, sociaux-démocrates, avons accompli notre devoir dans la mesure de nos moyens. Si notre voix n’est pas entendue, si le pays, en dépit de tout, est entraîné dans l’incendie mondial, nous ne désespérons pas… Nous conservons un esprit combatif inflexible et l’inébranlable conviction que les événements sanglants anéantiront définitivement les préjugés et les aveuglements; qu’avec des forces sûres, nous participerons à la révolution générale qui affranchira le monde du sanglant esclavage politique et fera triompher le Socialisme. La situation actuelle ne permet pas d’autre issue : les grandes puissances s’apprêtent, avec une cruauté sans cesse accrue, à prolonger la lutte “ jusqu’au bout ”, et le simple bon sens ne peut admettre que les peuples attendent patiemment, à travers les horreurs actuelles, de se détruire jusqu’au dernier et de périr sous leurs propres ruines ».

Dans le numéro suivant (5-18 sept.) « le moment fatidique » de la mobilisation libératrice a laissé de profondes traces sous forme de blancs imposés par la censure.

« Nos réunions, écrit Rabotnitchevsky Viéstnik, ne sont pas permises, nos affiches et nos tracts sont confisqués, nos orateurs et nos propagandistes sont pourchassés, battus et arrêtés, les télégrammes à l’adresse de notre journal, protestant contre l’aventurisme et réclamant la paix, sont retenus. «

Il est plausible que la presse socialiste bulgare soit interdite; en tout cas, elle a cessé de nous parvenir, de même que Naché Slovo que nos confrères bulgares citaient fréquemment a cessé de leur arriver. Si un heureux hasard leur met ces lignes sous les yeux, nous les prions de croire que nous défendons leur honneur contre les mensonges des agences officieuses, les calomnies de la presse bourgeoise, les accusations et les louanges du social-patriotisme, que nous ne doutons pas, une seule minute, de leur courage révolutionnaire et de leur fidélité socialiste, que nous sommes convaincus que, tout comme eux, au-dessus des tranchées qui nous séparent, nous trouverons, à leur instar, une place dans l’élan révolutionnaire sans cesse croissant !

1 Les partis libéraux sont des ramifications de l’ancien parti de Stamboulov (groupes de Radoslavov, Tontchev, Gennadiév, etc.).

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