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Léon Trotsky 19151031 Les Travaux de la conférence

Léon Trotsky : Les Travaux de la conférence

[Naché Slovo, No, 229, 232, 240 et 244, 31 octobre, 5, 14 et 19 novembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 37-43]

Tous les participants à la Conférence s’arrêtèrent à la Maison du Peuple, un lourd bâtiment aux dessins assyriens sur la façade massive de pierre grise. La salle à manger s’ornait d’un lampadaire massif et les murs étaient peints en sombre. Modernisme allemand ! « Cela me plaît, disait poliment un délégué français, je ne l’aurais jamais fait pour moi, mais cela me plaît. » Dans le café apparurent les correspondants de presse – ils avaient l’œil et le bon. La Suisse est remplie de ces correspondants français et allemands. « Avant que nous ayons seulement ouvert la bouche, s’exclama Grimm, la presse bourgeoise du monde entier fera savoir notre faillite ! Les journalistes ne nous laisseront pas en paix. Il est impossible que tous nous ayons assez de fermeté pour leur refuser une interview. Ils s’empareront des moindres phrases prononcées dans le restaurant. Voici le motif qui m’a fait choisir des locaux à dix kilomètres de Berne, dans le petit village de Zimmerwald, haut dans la montagne. »

A trois heures, nous nous rendîmes à Zimmerwald. Les passants regardaient notre cortège avec curiosité. Les délégués plaisantaient : cinquante ans après la création de l’Internationale, celle-ci trouvait place sur quatre équipages ! Mais dans ces plaisanteries, pas la moindre trace de scepticisme… Deux langues prédominaient pendant le trajet et pendant la Conférence : le français et l’allemand. Les délégués anglais étaient absents. Ayant franchement déclaré au gouvernement qu’ils se rendaient à une Conférence internationale, celui-ci leur avait, tout simplement, refusé les passeports. Le député Glasher télégraphia qu’il ne pouvait venir. Cela simplifiait considérablement le travail des interprètes, ce travail épineux de chaque Conférence internationale. L’alternance des cultures européennes trouva son expression dans la linguistique de la Conférence de Zimmerwald. Les délégués français ne parlaient aucune langue étrangère, semblables en cela aux Anglais. Les Allemands comprenaient et parlaient un peu le français. Tous les Italiens parlaient couramment français et quelques-uns, un peu l’allemand. Les Russes parlaient français, allemand et anglais. Une des interprètes se trouvait être une russe, Angélica Balabanova, militante italienne, qui, avec la même aisance, traduisait le français, l’allemand et l’anglais.

Toutes les chambres disponibles de Zimmerwald furent occupées par les délégués : à l’hôtel, chez le maître de poste, chez les paysans. Le maître de poste fit ses offres de service en qualité de coiffeur.

Pendant les moments de détente, assez peu nombreux à la vérité, les délégués se rendaient sur la route montagneuse et admiraient le Mont-Blanc et la Jungfrau Écrire de Zimmerwald était interdit afin que les informations ne soient pas confiées prématurément à la presse. Sans prendre en considération le dépit des correspondants, les journaux ne publièrent rien d’extraordinaire, à part de vagues allusions à une conférence qui devait se tenir, non loin de Berne. Berner Tagwacht pouvait affirmer, la conscience tranquille, qu’aucune Conférence ne se tenait à Berne. Après quelques jours, le nom de Zimmerwald fut connu dans le monde entier. L’hôtelier en fut fortement impressionné. Cet honnête Suisse déclara à Grimm qu’il espérait augmenter ses prix, grâce à cette publicité mondiale, et qu’il était prêt à verser une certaine somme à la caisse de la IIIe Internationale.

Nous déjeunions assis à une longue table, groupés par nationalité : seuls, les Russes, en qualité d’interprètes et d’intermédiaires, étaient disséminés. Après le repas, Grimm, à la demande générale, « jodlait » ces étranges chansons gutturales montagnardes; Serrati, le rédacteur en chef de Avanti chantait des parodies de chants napolitains; Tchernov chantait « Les Brigands » de sa voix de ténor léger. Grimm se levait ensuite et d’une voix sèche, comme s’il ne venait pas de régaler l’assistance en « jodlant », nous enjoignait de regagner les lieux de la Conférence. Aussitôt, nous nous levions et partions travailler.

En plus de Grimm, organisateur de la Conférence, on choisit pour constituer le Bureau, Lazzari, représentant du Parti italien et dont l’autorité devait croître de façon extraordinaire au cours de la guerre, Racovsky, représentant du prolétariat roumain dans la Fédération balkanique, la poétesse et militante hollandaise bien connue, Henriette Roland-Holst, en qualité de secrétaire et Angélica Balabanova en tant qu’interprète.

Il y avait quelques divergences qui se firent jour dans les exposés, particulièrement en ce qui concernait la principale question de l’ordre du jour : le comportement envers la guerre et la lutte pour la paix.

Une partie de la Conférence, inspirée par l'extrême-gauche, se basait sur le fait que les vieux partis socialistes, par exemple les Partis français et allemand, se liant aux gouvernements capitalistes, s’étaient dissous non seulement au moment critique de la guerre, mais définitivement. Les partis ouvriers ne pouvaient renaître qu’à partir d’éléments nouveaux. Ils devaient brandir le drapeau du « schisme » et rompre tout lien avec les politiques de « Burgfrieden » (Paix civile) et « d’Union Sacrée ». Le défenseur le plus marquant de cette thèse était Lénine. Il était suivi, plus ou moins étroitement, par le député suédois Hoeglund, chef du groupe de gauche, et par le dirigeant de la jeunesse norvégienne, Nôrmann.

Un second groupe, jouant pour ainsi dire le rôle de « Centre », était hostile à la politique officielle des partis occidentaux. Mais il estimait que le « schisme » n’était pas une condition sine qua non de travail dans l’esprit de l'Internationalisme. Les représentants de ce groupe estimaient, comme l’extrême-gauche, que le naufrage de la IIe Internationale était dû à l’immobilisme des relations internationales, au moins en Europe Occidentale et était le résultat d’une époque historique de politique passive. Toute une génération du mouvement ouvrier s’était constituée dans une atmosphère d’adaptation systématique au parlementarisme et avait lié son sort à celui de ce dernier au moment critique. Ces représentants, à l’instar de la gauche, pensaient qu’il n’était pas question, après la guerre, de revenir à l’ancien état de choses. De profonds changements s’effectueraient à l’intérieur des Partis socialistes. Mais, tant qu’il s’agissait d’organisations de masses, une séparation systématique ne s’avérait pas indispensable. Une lutte implacable pour conquérir l’influence sur les masses devait s’engager, au sein du Parti. Ce second groupe se composait des éléments de gauche allemands (Spartakistes), de Roland-Holst, de Balabanova, d’une partie des Italiens, des Russes et des Suisses.

Le troisième groupe comptait des éléments plus pondérés qui regardaient la Conférence comme une démonstration à la face du monde et espéraient que la fin des hostilités balayerait l’engeance nationaliste, en remettant les choses à leur place. Ce groupe était constitué par une fraction de la délégation allemande, par les Français et une partie des Italiens.1

Il est parfaitement clair que ces trois groupes devaient s’expliquer dans une ambiance peu ordinaire. Alors que le premier s’efforçait de gagner des adhérents à la lutte intérieure et à la rupture complète avec le social-nationalisme, le troisième groupe voulait limiter la portée de la Conférence à une manifestation pour la paix.

Devant le refus de la majorité d’élaborer une résolution tactique et programmée, l’aile gauche dut faire en sorte que le premier problème de l’Internationale naissante – la lutte contre la guerre – fut placé sur les rails de la lutte des classes révolutionnaire. Nous sommes d’avis que ce but fut atteint au degré maximum permis par l’état de choses.

Les traits généraux concernant cette question étaient les causes fondamentales et les « fauteurs directs de guerre », la conduite des Partis socialistes et leur semi-opposition passive (l’abstention lors du vote des crédits militaires) et enfin les moyens et les forces à la disposition du prolétariat.

Axelrod exprima l’opinion, dans un de ses exposés, qu’user de la même unité de mesure pour juger du comportement des socialistes français et allemands, en ignorant les fauteurs de guerre et la différence des situations militaires, c’était propager non l’internationalisme, mais le « cynisme ». Ce point de vue fut repris, mais sous une forme beaucoup plus abrupte, par un délégué italien. L’assemblée refusa catégoriquement de le suivre sur cette voie. Quelle que pût être la responsabilité « indirecte » de la guerre (diplomatique, etc…), la mêlée des peuples européens était le résultat de la politique impérialiste. Elle a dévoilé les intérêts fondamentaux de la société capitaliste et a mis en mouvement les forces fondamentales. Dans cette catastrophe mondiale, où se joue le sort de la culture, le prolétariat doit se laisser guider par ses intérêts fondamentaux et non s’intéresser aux nuances offertes par les divers gouvernements et les situations stratégiques provisoires. La collusion des socialistes et du bloc national, comme le fit remarquer le délégué de Naché Slovo est plus explicable psychologiquement dans les pays subissant des revers, que dans les nations remportant des victoires, mais, politiquement, elle ne fait, au même degré, que démoraliser et affaiblir le prolétariat. La question posée à la Conférence n’est pas de rechercher des circonstances atténuantes aux divergences nationalistes du social-patriotisme, mais bien de susciter contre lui une lutte simultanée et coordonnée de la part de l’Internationale entière.

La tendance des internationalistes français et allemands de se borner à refuser le bloc national, fut admise par l’opinion générale. En conclusion, le social-nationalisme triomphant fut stigmatisé comme il le méritait.

Trois projets furent présentés, provenant de la rédaction de Sotsial-démokrat, de la fraction droitiste de l’opposition allemande et de la délégation de Naché Slovo.

Le projet de Sotsial-démokrat tentait de donner des indications sur des méthodes de lutte bien définies. On aurait pu, tout d’abord, s’interroger sur l’opportunité de déclarer publiquement les tactiques à employer ! Indépendamment de ceci, il était clair que la résolution étant rejetée, il n’y avait aucun espoir de transférer la description des tactiques de base dans un autre document… Le projet avait le défaut fondamental de représenter un comportement indécis et à double sens envers la lutte des classes. Lénine avait exposé suffisamment clairement, déjà auparavant dans ses articles et études, qu’il considérait personnellement le slogan de la lutte pour la paix comme parfaitement négatif. Il expliquait sa position par l’aphorisme suivant : notre tâche est, non pas de faire taire les canons de 420 cm, mais de les mettre au service de nos desseins. Il n’y a pas de doute que la différence entre pacifistes et internationalistes consiste en ceci : nous voulons convertir les moyens militaires en armes pour les prolétaires. Mais il serait absolument inadéquat de mettre en opposition cette question et la lutte pour la paix. Pour que le prolétariat allemand ait envie de braquer ses canons sur ses ennemis de classe, il faut qu’il ne désire plus tirer sur ses frères de classe – en d’autres termes, il doit être animé de sentiments hostiles envers cette guerre, qui l’épuise et le rend exsangue, tout comme son allié de classe des deux côtés des tranchées. Le mot d’ordre de la cessation de la guerre est, pour les prolétaires, celui de l’auto-conservation de classe, du rapprochement international et de la condition de l’action révolutionnaire. De surcroît, dans le projet de Sozial-Demokrat, le slogan pour la paix n’incarne pas l’appel vibrant du prolétariat, mobilisant ses forces contre le militarisme, mais comme une concession transactionnelle du pur esprit révolutionnaire à la pusillanimité pacifiste de l’homme.

Le projet de manifeste, élaboré par les éléments pondérés de l’opposition allemande, traitait, en premier lieu, des conditions du monde futur : pas d’annexions et pas de rattachements économiques par la force, droit des nations à l’autodétermination. Il n’y eut pas une seule voix contre. La guerre européenne a, sous la forme la plus aiguë, posé la question des petites et faibles nations et celle de la coexistence des grandes puissances. Ignorer ces problèmes en leur opposant le simple slogan « Paix » relèverait du pur nihilisme. Le prolétariat doit avoir ses principes qu’il doit s’efforcer de prendre comme bases de la coexistence nationale, au moyen de la lutte révolutionnaire et de la victoire. Les sociaux-militaristes (Vaillant et C°) formulent les principes d’un monde démocratique et soumettent sa création à l’emploi de l’armement national. Les sociaux-pacifistes (Kautsky et autres) formulent des principes analogues (contre les annexions). Mais, comme de fait ils se réconcilient avec la « paix civile » et qu’ils laissent aux sociaux-impérialistes le soin de diriger les prolétaires, tous leurs principes pacifistes ne leur servent qu’à leur donner bonne conscience. Les socialistes révolutionnaires formulent les principes de la coexistence des peuples (condition de la paix) comme des slogans par lesquels ils mobilisent le prolétariat contre la guerre et les entreprises impérialistes; avec ces slogans, ils lutteront contre la férocité diplomatique du futur Congrès de la paix; avec eux, ils expliqueront aux masses et démontreront par l’expérience vivante des événements que la réalisation de ces principes ne peut avoir comme résultat que la prise du pouvoir par le prolétariat.

Le programme de paix, pour lequel devait lutter le prolétariat, fut littéralement – et sans jugement de principe – extrait du projet de l’opposition allemande. Ce programme convient-il aux exigences du développement historique ? C’est une question qui dépend d’un jugement d’ordre général. Mais le projet lui-même, élaboré par la Droite de l’opposition allemande, était inacceptable, car, ne soulignant pas le comportement des Partis socialistes et ne faisant pas progresser, de manière décisive, les liens entre « les conditions indispensables à la paix » et la lutte révolutionnaire, il tombait dans la phraséologie pacifiste.

Le troisième projet, celui de Naché Slovo fut formulé dans l’esprit des idées fondamentales, développées dans les remarques présentées.

Les trois projets furent soumis à une commission de sept membres. La commission confia la rédaction définitive à Grimm et au représentant de Naché Slovo. Elle fut, avec quelques hâtives corrections, approuvée par la commission et adoptée unanimement par l’assemblée.

Trois amendements, présentés par trois groupes russes, furent rejetés.

Le premier amendement fut présenté par la rédaction de Sotsial-démokrat : il caractérisait la position de Kautsky, louait Liebknecht : une telle personnification, bien dans le style allemand, était déplacée. Sur l’insistance de la commission, l’amendement fut retiré.

Celui des S.R. exigeait qu’à côté de l’impérialisme, on citât, comme fauteurs de guerre, les « forces du passé », les dynasties. On fit remarquer aux auteurs de l’amendement, que ce n’était pas le Maroc et ses « forces du passé » qui avait annexé la France, mais, au contraire, que c’était la République française qui s’était emparée de l’Empire chérifien. L’impérialisme est au-dessus de toute forme politique et s’en sert pour ses desseins.

Le troisième amendement vint des délégations polonaises et de l’O.K. Il donnait une caractéristique détaillée des conséquences sociales inévitables de la guerre : la disparition des classes intermédiaires, l’accroissement des forces et de l’influence des syndicats, des trusts et des financiers, le ton plus âpre donné à la lutte des classes. Il en résultait la perspective d’un bouleversement social-révolutionnaire. Dans cet amendement très diffus, on trouvait des affirmations très contestables à côté de pensées irréfutables. Grâce à ces dernières, on ne pouvait que diverger sur la question : étaient-elles à leur place dans le document cité ? Mais, de toute façon, cet amendement vint trop tard pour pouvoir être soumis à un examen détaillé.

De tout ce qui vient d’être dit, il s’ensuit que cet amendement ne pouvait être accepté. Il était parfaitement juste en traitant de la guerre et de l’idéologie national-libératrice ainsi que du social-patriotisme officiel. Mais dans le domaine de l’estimation de l’époque historique et dans la sphère des méthodes de lutte, il conservait un manque de précision indiscutable, soulignant le caractère purement critique de l’opposition internationaliste dans les vieux partis où la direction restait entre les mains des sociaux-patriotes. Le document nous parle ensuite de ce qu’on peut dire et de ce qu’on doit dire aux masses. Mais c’est le maximum de ce que l’on peut dire dans les conditions actuelles. Le document est un grand pas en avant.

1 Délégués français et italiens : les groupements, comme il est mentionné rapidement ici, se défirent et se simplifièrent. Ceux qui occupaient une position centrale, « non centriste », glissèrent vers l’extrême-gauche. La Droite zimmerwaldienne prit place dans le Centre de Kautsky, entre le communisme et le social-patriotisme.

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