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Léon Trotsky 19151225 Ni subjectivisme, ni fatalisme !

Léon Trotsky : Ni subjectivisme, ni fatalisme !

(Naché SIovo, No. 275, 25 décembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 205-208]

« Pourquoi le Prolétariat est resté silencieux » en juillet 1914 ? Cette interrogation n’est qu’une parcelle de la question générale concernant les motifs de la crise du mouvement prolétarien mondial. Maintenant, au 17e mois de la guerre, il y a encore moins de possibilité qu’au début de parler de la trahison des « dirigeants » comme de la seule raison de la crise du mouvement ouvrier. Contre le subjectivisme idéaliste qui relève la tête dans les cercles littéraires, nous formulons l’exigence de rechercher objectivement les causes de cette Crise.

Nous ne pouvons ici que rappeler les traits caractéristiques du développement des partis ouvriers jusqu’à la guerre, qui seuls nous donneront la réponse à la question : pourquoi et comment cela s’est-il produit ? et en particulier : pourquoi le Prolétariat s’est-il tu pendant les journées de Juillet ? Voici ces traits :

1° Le développement du capitalisme sur la base du pouvoir national – la signification croissante du marché mondial. Le développement sur la même base du mouvement ouvrier. La lutte professionnelle s’adapte à la situation de l’industrie nationale. La Social-démocratie s’adapte au rapport des forces dans le cadre du parlementarisme national. Les organisations ouvrières prennent une signification nationale nettement tranchée avec une largeur de vue très limitée.

2° L’adaptation aux conditions fixées par l’industrie nationale et le parlementarisme a lieu à une époque d’immobilisme politique et de réaction dans toute l’Europe occidentale. Les frontières des États et les formes politiques des États conservent un caractère inchangé. Le Parti ouvrier s’habitue à considérer ces conditions comme immuables. Elles sont à la base, subjectivement et objectivement, de son activité.

3° L’immobilisme de la vie politique et la possibilité de réformes sociales engagent l’énergie de la Classe ouvrière sur la voie de l’organisation du mouvement. Il se crée une organisation munie d’une bureaucratie compliquée qui est en proie à la psychose du « fétichisme organisateur ».

4° Les mouvements ouvriers dépendent de plus en plus de la position nationale par rapport au marché mondial. Celle-ci ne dépend pas seulement de ses facteurs économiques, mais de rapports entre les forces militaires (colonies, communications maritimes, « zones d’influence », accords douaniers); de là, de nettes tendances de l’Impérialisme dans le Socialisme.

Ces traits caractéristiques se retrouvent à des degrés différents dans les différents pays. Les tendances impérialistes se sont fait jour plus fortement dans le Socialisme allemand en relation avec le caractère rapidement progressif de l’industrie allemande. En France, où les formes gouvernementales démocratiques ont un contenu économique conservateur, l’idée du Socialisme se meut dans le cercle des traditions nationales : la défense de la République et de « l’héritage » de la Grande Révolution. En Angleterre, les tendances impérialistes ont à compter avec la lutte contre le service militaire, danger qui est créé par les besoins coloniaux et maritimes.

Dans tous ces États de vieille culture capitaliste et de vieux mouvements socialistes, les Partis ouvriers se révèlent profondément inféodés au Pouvoir. Comme la guerre, qu’elle soit « offensive » ou « défensive » (c’est pareil), menace le Pouvoir, les partis ouvriers guidés par leur majorité entrent en lice pour défendre les frontières de leur pays. La politique de la majorité des mouvements ouvriers, rompant avec le principe d’unité de la classe ouvrière internationale, résume en soi tous les traits signalés de la limitation nationale et du possibilisme tactique des Partis ouvriers dans le siècle dernier.

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Cette caractéristique des conditions générales préparant la crise de l’Internationale n’exclut pas de se poser la question : quelle est la responsabilité des dirigeants et des Partis, de même que le conditionnement historique de l’usure n’exclut pas la responsabilité des usuriers.

L’activité des mouvements ouvriers avait lieu sur deux plans : le parlementaire et le professionnel. Une fois tous les trois ou quatre ou cinq ans, les masses ouvrières étaient mobilisées pour élire un député de confiance, « un dirigeant ». Le parlementarisme n’est pas seulement un système de représentation, mais aussi de remplacement des masses par les dirigeants. La lutte professionnelle du siècle dernier trouvait sa plus haute expression dans le système des tarifs douaniers. De là venait la signification exceptionnelle des dirigeants professionnels, capables d’ « inspecter » les marchés et de se rencontrer avec les magnats de l’industrie. L’énorme dépendance des masses, par rapport à l’habileté professionnelle des dirigeants, conférait à ces derniers une responsabilité exceptionnelle. Seul un aveugle ou encore un pédant peut ignorer l’immense signification de la retraite d’un Liebknecht par exemple ou, comme maintenant, celle de vingt députés du Reichstag. Toutes les raisons de la crise du Socialisme ne nous empêchent pas d’applaudir Liebknecht et de réprouver Scheidemann, ou plus exactement de marcher la main dans la main avec le premier et de mener contre le second une lutte implacable. Rendre responsables au même titre les dirigeants, les partis et les classes, c’est échanger l’explication dialectico-marxiste contre un déterminisme qui ne peut fournir que des conclusions fatalistes et non révolutionnaires.

L’époque écoulée a vu bien des dirigeants différents : des opportunistes, des révolutionnaires, des radicaux et des extrémistes. Le caractère général de l’époque explique pourquoi et jusqu’à quel point certains avaient le pas sur d’autres. Ceci n’empêche pas de poser la question de « l’évaluation » tactique. Les conditions de l’époque ne permirent pas aux marxistes allemands de pénétrer jusqu’aux masses, mais leur rôle critique et révolutionnaire leur a permis d’accomplir un pas décisif vers le seuil d’une nouvelle époque en tant que propagandistes et dirigeants futurs des masses ouvrières.

De même le syndicalisme français. S’efforçant, bien que sous une forme primitive tant en théorie qu’en tactique, d’opposer l’énergie révolutionnaire des masses à la politique limitée du parlementarisme, il n’adopta pas le « caractère non révolutionnaire » de l’époque. Il suffit de dire que c’est parmi les syndicalistes que l’opposition internationaliste a trouvé ses meilleurs porte-parole et ses dirigeants.

On peut prétendre que chaque peuple a le gouvernement qu’il mérite. Mais se limiter à ce jugement, c’est calomnier les peuples, et principalement le Prolétariat russe. La lutte révolutionnaire menée par ce dernier indique qu’il mérite un meilleur gouvernement que le Tsarisme. Ce serait également une calomnie de dire des travailleurs allemands qu’ils ont le Parti qu’ils méritent. Celui-ci se distingue actuellement par son caractère limité, arriéré et son manque de confiance dans le Prolétariat, ne se donnant pas la possibilité d’exprimer son idéalisme et d’aller jusqu’au bout. Si nous ne le comprenons pas, nous coupons les ailes à toute initiative révolutionnaire.

La fatalité veut que les dirigeants qui présentent les caractéristiques de l’époque passée soient ici devant nous comme des ennemis politiques bien en vie. Les identifier fatalement avec la classe ouvrière serait s’enlever le terrain de dessous les pieds.

Nous ne sommes pas des « subjectivistes ». Nous n’attribuons pas uniquement aux dirigeants la faillite de l’Internationale. Nous ne cherchons pas le salut dans le « choix » de dirigeants « fidèles ». Mais nous ne sommes pas non plus des fatalistes. Nous sommes des révolutionnaires marxistes. Dans notre lutte, nous nous appuyons sur les efforts profonds et sans cesse grandissants et objectifs de l’action socialiste et révolutionnaire. Nous menons la lutte contre les « dirigeants » qui trahissent non seulement les meilleures traditions révolutionnaires, mais aussi les buts historiques de la classe ouvrière.

Le Prolétariat mérite une meilleure Internationale que celle que la guerre a détruite. Nous voulons participer à sa création.

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