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Léon Trotsky 19151203 Nous sommes des rouges… nous le resterons

Léon Trotsky : Nous sommes des rouges… nous le resterons

[Naché Slovo, No. 254, 3 décembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 215-217]

La panique dans les rangs de l’émigration russe, particulièrement de l’émigration judéo-russe, ne s’est pas encore apaisée. Il est parfaitement visible que les répressions à l’égard des « étrangers indésirables » ne sont pas fondées. Le Temps, La Guerre Sociale et l’Humanité ont expliqué ouvertement que la France n’a aucun intérêt à énerver les riches Juifs américains au moyen de mesures qui, dans le meilleur des cas, ne peuvent fournir que quelques centaines de volontaires « volontaires à coups de trique ». Hervé, avec sa finesse habituelle, fait remarquer que l’épargne juive est aussi nécessaire que celle d’autres personnes. En un mot, suivant les explications de journaux officieux, l’un de droite et deux de gauche, la République ne refuse pas le droit d’asile aux Juifs afin de ne pas se fâcher avec les banquiers, leurs frères de race. Nous n’avons jamais douté que ceux qui combattent, jour et nuit, pour « le droit et la liberté », s’accommodent très bien de la réalité. Il y a un motif puissant pour que le droit d’asile soit conservé aux réfugiés juifs – motif, qui, à notre avis, est bien plus fort que le lien racial entre les banquiers américains et les prolétaires russes : l’industrie de guerre française a besoin de main-d’œuvre, et celle-ci (les réfugiés juifs de Russie) est d’autant plus exploitable qu’elle sera sous la menace constante d’une mesure d’expulsion ou d’envoi dans un camp de concentration. C’est pourquoi le bruit que soulève, de temps en temps le patriotique député Gallet, conserve toute sa signification nationaliste, bien que son but visible ne soit pas atteint; on rappelle aux prolétaires-immigrants qu’ils vivent sous le signe de « l’Union nationale », et que, de la grève au camp d’internement, la distance est plus courte qu’il ne le paraît.

Si la large masse des émigrants, comme déjà dit, n’a aucune raison bien fondée de quitter le territoire français – cela se produit pourtant ici et là – , on doit cependant reconnaître que le « droit d’asile » sort des dernières aventures considérablement froissé : pas une voix ne s’est élevée des rangs du Bloc national en faveur de ce droit démocratique.

Gustave Hervé, dont la sagesse gouvernementale mêle de façon si heureuse les traits de Figaro et de Tartarin, réduit le droit à l’asile républicain à un témoignage de loyalisme politique. Les étrangers (Hervé ne parle que des Juifs) qui sont ouvertement pour la paix immédiate, et non pour la guerre jusqu’au bout, se révèlent « germanophiles » et devraient être refoulés sur « la Suisse ou l’Allemagne ». Que l’idéologie de la « Défense nationale » conduise à de semblables mesures, nous n’en avons jamais douté. Le rédacteur de La Guerre Sociale nous étonne aussi peu qu’il nous épouvante.

Hervé, comme chacun sait, tient son héritage spirituel de « la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen »; mais il dévoile sa parenté spirituelle avec nos sociaux-patriotes, eux-mêmes apparentés aux Mokiévitch, aux Tiapkine-Liapkine et Zagoriétsky qui ont baptisé germanophile le Socialisme révolutionnaire et provoquent ainsi les mesures prises en commun par les polices alliées qui sont plus coopératives entre elles que les diplomaties de l’Entente. La conscience policière d’Hervé – rappelons qu’il est membre du Comité central du Parti socialiste français – n’est pas le fruit de son ignominie personnelle. Plus le terrain deviendra brûlant sous les pieds des prophètes et des laquais de l’unité nationale, plus ils soutiendront leur rhétorique libératrice d’arguments de « flic ». Il est naturel qu’en suivant la ligne de moindre résistance, ils commencent par les émigrés. Les sycophantes ont toujours et partout cherché, dans les circonstances difficiles pour eux, des responsables parmi les « étrangers indésirables ». Hervé soutient brillamment la tradition qui remonte à Metternich, Louis XVI et se perd dans la nuit des temps.

Incontestablement, les mesures de police prises à l’encontre des étrangers qui ne respectent pas assez le programme de Gustave Hervé, sont seulement le premier pas sur le chemin de répressions contre les socialistes révolutionnaires. Formulons le théorème inverse. Seule la renaissance du mouvement socialiste garantira réellement le droit d’asile – celui qui ne dépendra pas des coups de Bourse et des emprunts, non plus que des hésitations de Hervé et de ses employeurs.

Les têtes pensantes de Prisiv ont tenté de convaincre la colonie russe épouvantée que la meilleure garantie du droit d’asile au sein de la « démocratie française », consisterait à se rallier à la politique du « délivreur de passeports politiques » : Hervé ! Soyez tricolores, et vous serez aussitôt choyés ! Tout à fait le geôlier shakespearien qui voulait que l’humanité ait une seule pensée et qu’elle soit bonne ! Mais évidemment, qu’était-ce que cette bonne pensée ? Cela, le geôlier l’a gardé pour lui !

Que « l’Union nationale » n’ait pas approché la réalité politique des vues du geôlier shakespearien, est tout à l’honneur de l’humanité. A côté des tricolores et des caméléons, il y a des rouges, et leur nombre croît. Nous appartenons à ceux qui ne changent pas leurs couleurs sous l’influence du milieu. Nous sommes et nous resterons rouges. C’est justement pourquoi nous réclamons le droit d’asile pour nous-mêmes et pour nos semblables. Et nous ne promettons rien en échange, si ce n’est la fidélité à nos convictions.

Les menaces de Hervé, nous ne les craignons pas, bien que nous les sachions suspendues au-dessus de nos têtes. Nous lions indissolublement notre destinée, celle de nos idées et de nos journaux au développement du Socialisme international révolutionnaire. Nous nous sentons liés par les liens les plus étroits à la démocratie française – la grande, la révolutionnaire, la socialiste qui, demain, sera plus forte qu’aujourd’hui. Nous respectons profondément son passé et nous avons foi en son avenir.

Pleins de foi pour notre œuvre, de fierté pour notre drapeau et de mépris pour les sycophantes, nous sommes et resterons rouges !

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