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Léon Trotsky 19150501 Premier Mai (1890-1915)

Léon Trotsky : Premier Mai (1890-1915)

[Naché Slovo, No. 79, 1 mai 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 56-60]

La fête du Premier Mai, dont le vingt-cinquième anniversaire tombe aujourd’hui, fut adoptée par l’assemblée constituante de la IIe Internationale. Se fortifiant sur une base nationale créée par les révolutions et les guerres, les Partis socialistes ne pouvaient pas ne pas sentir la nécessité d’une aide internationale commune et d’une élaboration commune de ligne de conduite. Le Premier Mai était l’expression extérieure des tendances internationales du mouvement ouvrier contemporain. Mais, il convient de le dire, l’idée de donner au prolétariat international le caractère symbolique d’une fête ouvrière mondiale, marquait, en un certain sens, une insuffisance de la manifestation internationaliste dans le cadre de la politique nationale du mouvement ouvrier. Qu’il en soit ainsi ou autrement, la destinée de la fête ouvrière s’est liée étroitement à celle de la IP Internationale, couvrant toute cette période et soulignant ses caractères les plus frappants.

Le Premier Mai n’a pas occupé dans la vie du prolétariat la place que lui assignaient les participants du Congrès de Paris.

Dans ce vieux pays capitaliste qu’est l’Angleterre, le Premier Mai exprimait, de façon semblable, le caractère national-possibiliste de la lutte de classe entreprise par le prolétariat anglais et le caractère sectaire et propagandiste du Socialisme anglais. Le Trade-unionisme assimilait le Premier Mai à une cérémonie traditionnelle et l’utilisait dans sa propagande, qui ne s’élevait pas à une conception social-révolutionnaire. En tant que fête de l’Internationalisme combattant, le Premier Mai n’était pas, pour l’Angleterre, la manifestation de la classe ouvrière révolutionnaire, mais celle de quelques groupes révolutionnaires peu nombreux.

En France, au développement économique médiocre, à l’activité extérieurement dramatique, à la vie parlementaire réduite en réalité, le Premier Mai exprimait tous les côtés faibles du prolétariat français : sa faiblesse numérique, sa dépendance intellectuelle et, par-dessus tout, son impuissance organisatrice. Les côtés forts : la mobilité politique et les traditions révolutionnaires ne trouvaient pas leur expression dans cette époque d’adaptation « organique » aux conditions économiques et politiques de la Troisième République et n’imprimèrent pas leur sceau sur la Fête des prolétaires.

En Allemagne, le Premier Mai adopté, par principe, par la Social-démocratie, s’introduisit comme un corps étranger dans l’automatisme professionnel du parti ouvrier et des syndicats. Ayant devant elles les classes capitalistes et le puissant appareil gouvernemental, les organisations ouvrières, qui avaient l’occasion de faire du Premier Mai l’instrument de violents conflits économiques et politiques – et par réaction, le prétexte aux répressions policières – évitaient systématiquement le choc. Au lieu de devenir le soulèvement du Travail contre le Capitalisme, comme le concevaient ses créateurs, le Premier Mai ne servait plus qu’à rassembler les travailleurs pour leur faire acclamer des motions de solidarité internationale, etc., etc., etc…

Avec quelle anxiété, le monde bourgeois n’a-t-il pas attendu le Premier Mai 1890 ! Celui-ci ne donnerait-il pas le signal de la révolution prolétarienne ? Et depuis… les classes dirigeantes regardent cette fête avec un sourire moqueur, ou déchaînent des répressions policières. Si le Congrès socialiste de 1889 voulait faire du Premier Mai le symbole de la solidarité prolétarienne, le caractère, soumis au plus haut point et ouvertement possibiliste, de la commémoration devint le symbole de la faiblesse des tendances internationalistes du mouvement ouvrier de la précédente époque. C’est pourquoi une rétrospective de la fête prolétarienne, pendant ces vingt-cinq dernières années, projette une vive lumière sur les causes du naufrage de la IIe Internationale. L’insistance, avec laquelle des éléments intransigeants du Socialisme entretiennent la flamme du Premier Mai, est un symptôme alarmant ! Même si les manifestations « patriotiques » des fractions parlementaires, la réconciliation avec le Bloc national, les essais du ministérialisme socialiste, auraient pu nous sembler inattendus et catastrophiques, il serait indigne d’un marxiste de rechercher les causes de ces faits dans la mauvaise volonté, l’immoralité, dans la « trahison » – ou dans la carence d’auto-éducation, comme s’expriment nos subjectivistes – des dirigeants du parti. Nous ne libérons pas ces derniers du poids de leurs fautes et nous ne cesserons pas de lutter contre eux, mais nous répétons qu’il est indispensable de comprendre ceci : tous les éléments de la catastrophe étaient déjà préparés par la lente organisation du Socialisme sur une base nationale dans les conditions d’un accroissement incessant de l’Impérialisme; l’idée d’une union internationale du mouvement ouvrier, déboucha, en pratique, sur des tentatives périodiques d’élaborer les normes internationales sur une base nationale et gouvernementale; l’Internationalisme social-révolutionnaire se transforma en la commémoration faible et bureaucratisée du Premier Mai, qui se réduisit à une date dans le calendrier.

Pis encore ! L’affaire du Premier Mai devint encore plus regrettable dans les pays avancés où les progrès du capitalisme étaient marquants, où la lutte de classe se développait « normalement », en s’adaptant au rôle que jouait le pays sur le marché mondial, en se pliant aux règles parlementaires, dans ces pays où le Parlement devenait l’arène du combat pour la démocratie et les réformes sociales. Pour ces pays avancés, la lutte des mouvements révolutionnaires contre le vieil ordre de choses féodal était dépassée. L’époque de nouveaux conflits sociaux – luttes du prolétariat pour la conquête du pouvoir – n’était pas encore arrivée. L’idée de la révolution n’était plus qu’un souvenir ou semblait une vue théorique – , dans les deux cas, elle était trop faible pour insuffler une vie nouvelle à la commémoration du Premier Mai et en faire la Fête de millions de travailleurs prêts à prendre d’assaut la forteresse capitaliste.

Dans les pays d’Europe Orientale, le Premier Mai jouait un plus grand rôle dans la vie du prolétariat, lui fournissant un contenu révolutionnaire et en recevant brusquement un large développement. En Russie, le Premier Mai fut, d’emblée, dès les premiers pas des prolétariats russe et polonais, un emblème de combat. L’accroissement du mouvement révolutionnaire grandit la signification de la fête dans la vie du prolétariat. Pour la classe ouvrière russe, qui engageait sa lutte historique contre les forces les plus réactionnaires du Passé, le Premier Mai devint le signal de la mobilisation révolutionnaire qui ouvrait, en même temps qu’ « une fenêtre sur l’Europe », les perspectives d’un mouvement socialiste mondial.

En Autriche, pays de contradictions nationalistes, de vieille monarchie et de clique féodale, le Premier Mai fut l’étendard, sous les plis duquel le prolétariat mena son combat pour la démocratisation du pays, pour une coexistence normale des minorités ethniques, ce qui signifie, création d’une base normale pour la lutte de classe. Les besoins élémentaires d’un gouvernement de nationalités, ouvrant au développement du capitalisme les mêmes possibilités que peut offrir à ce dernier un gouvernement national, se heurtèrent au prolétariat autrichien si bigarré, – et le Premier Mai devint le drapeau de l’union de ce prolétariat pour la solution des problèmes « préliminaires » que lui oppose l’Histoire. Après la conquête du suffrage universel, favorisée par la Révolution russe, le Premier Mai, en Autriche, est de plus en plus, et petit à petit, enserré en d’étroites limites, comme l’écho d’une époque tumultueuse imminente.

Enfin, dans la péninsule balkanique, du fait d’enclavements nationaux et gouvernementaux, le prolétariat fut confronté, dès ses premiers pas, au problème suivant : réaliser une forme de coexistence des petites nations telle qu’elle pût donner à cette péninsule si peu chanceuse la possibilité de sortir de son anarchie nationale et culturelle, de garantir son indépendance contre les menées des grandes puissances et de rejeter la civilisation capitaliste « normale ». Le Premier Mai est devenu, ici, la fête du jeune prolétariat et l’étendard de la lutte pour une fédération démocratique balkanique.

En d’autres termes : dans les pays de l’Europe Orientale et dans ceux du Sud-Européen, où le développement du capitalisme n’est pas encore total, où le prolétariat doit résoudre les problèmes dont une bourgeoisie arriérée n’est pas arrivée à bout, ces derniers donnèrent au mouvement ouvrier une impulsion tumultueuse, chassèrent devant lui les obstacles et conférèrent une couleur révolutionnaire au Premier Mai, fête de classe. Mais ce caractère révolutionnaire ne se nourrit pas, en réalité, aux sources de la lutte des classes; au contraire, il provient des particularités nationales et gouvernementales qui ont séparé le prolétariat de l’Orient de ses frères plus avancés.

Le vingt-cinquième anniversaire du Premier Mai coïncide avec la faillite totale de la IIe Internationale, le complet abandon par ses chefs de leurs obligations internationales. Il est, par conséquent, naturel de donner du Premier Mai de cette année un tableau de désarroi, de faiblesse et d’abaissement. En France et en Allemagne, la question du Premier Mai est de faire en sorte que cette ombre pâle de ce qui était déjà une ombre, et comme la répétition d’un rituel desséché, ne provoque pas de dangereuses associations d’idées dans les cervelles des travailleurs… Si les déclarations « socialistes » des députés, votant les crédits de guerre, apparaissent déjà comme une parodie répugnante, que dire de l’ignoble tromperie que constituent les discours et les articles des ministres socialistes « responsables », des parlementaires et des journalistes, ces vulgaires croque-morts de la IIe Internationale et du Premier Mai ?

Mais, justement, ces mois d’abaissement du Socialisme international indiquent de nouvelles perspectives de lutte et de mouvement, car les contradictions fondamentales entre les buts social-révolutionnaires et les méthodes du possibilisme ont été dévoilées impitoyablement. Amenées par le « glaive » de la lutte à son logique aboutissement, ces contradictions montreront, tôt ou tard, leur force libératrice non seulement décisive, mais également créatrice. Les vieux partis officiels cherchent un recours à leurs contradictions dans le travestissement cynique de la réalité internationale de la lutte de classe. Mais ils ne peuvent résoudre une contradiction plus profonde encore, qui est à la base de la guerre actuelle, qui conduit les machinations des diplomates, les opérations des militaires et les lamentables combinaisons des sociaux-impérialistes : la contradiction entre les exigences du développement économique international et les limites que lui impose le gouvernement national. Non seulement l’analyse théorique, mais les cruels neuf premiers mois de la guerre, nous apportent le témoignage que la sanglante mêlée des peuples n’écartera pas un seul des motifs, ne résoudra pas une seule des questions qui conditionnent l’essence révolutionnaire du mouvement ouvrier. Incapable de les résoudre, la guerre ne fera qu’envenimer les contradictions capitalistes. Elles surgiront, à nouveau, du sang et de la boue, pour se dévoiler entièrement demain; elles se dévoilent, déjà aujourd’hui, à la conscience des masses laborieuses. Pour sortir de l’impasse historique, le prolétariat devra prendre le chemin diamétralement opposé : celui de la liquidation totale du possibilisme, celui du refus définitif de ce qu’on appelle les obligations nationales, celui de la lutte implacable pour la prise du pouvoir, sous cette forme, préparée par toute l’époque précédente et constituant une expérience unique pour l’humanité : la forme de la dictature politique du prolétariat dans tous les pays civilisés du monde capitaliste.

Plus profondes seront les cicatrices creusées par la guerre dans la conscience du prolétariat, plus rapide et plus impétueux sera le processus de son émancipation hors des méthodes, des manœuvres non-révolutionnaires de la précédente époque, et plus étroits, plus directs, plus fraternels, plus conscients seront les liens de la solidarité internationale – non comme des principes, non comme des anticipations, non comme des symboles, mais comme des facteurs directs de la collaboration révolutionnaire dans l’arène internationale, au nom de la lutte générale contre la société capitaliste. On peut penser que, dans cette question secondaire – celle du rituel révolutionnaire – la IIIe Internationale ne refusera pas l’héritage spirituel de la Deuxième. Au contraire, elle sera l’exécutrice directe du testament révolutionnaire. En révolutionnant et en internationalisant le mouvement ouvrier, nous redonnerons au Premier Mai la signification que lui avaient donnée les créateurs de la IIe Internationale. Il sera le tocsin international de la révolution sociale.

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