Léon Trotsky : R. Grimm et O. Morgari [Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 27-29] Du Midi – combien se différencie-t-il du Nord de la France par sa tournure d’esprit et son comportement envers la guerre ! – , il n’était pas difficile de se rendre en Suisse : pas difficile pour le citoyen muni d’un passeport dûment visé, d’une photographie récente et de tous les tampons indispensables ! Cependant, à la frontière, il fallut passer par bien des tourments : on craignait doublement les journalistes. A Paris, résident de mystérieux correspondants de journaux allemands appartenant vraisemblablement au groupe des journalistes « neutres ». Dans le Berliner Tagesblatt et la Frankfurter Zeitung apparaissent, de temps en temps, des lettres rédigées sur le sol français et réellement destinées à la presse allemande. Il y a quelques semaines, la Frankfurter Zeitung annonçait le déclenchement de l’offensive française en Champagne, et la prédiction s’avéra tout à fait juste. Ce fait incita la police française à redoubler sa surveillance sur les lettres, les journaux et les voyageurs qui franchissent les frontières. Certaines mesures frappent par leur paradoxe. Ainsi on enlève aux personnes quittant la France tous les journaux français, bien qu’il soit loisible, évidemment, de les acheter en Suisse. Aux voyageurs venant de Suisse, on confisque les journaux suisses, bien qu’on se les procure, sans la moindre difficulté, au premier kiosque parisien. Les voies de la police, y compris la police républicaine, sont impénétrables… On m’enleva l’exemplaire de ma brochure, éditée en Suisse, en langue allemande. « Quel sens cela peut-il avoir ? ». – Voyons, cette brochure a été introduite en France avec l’assentiment de la censure ». – « Cela ne signifie strictement rien : nous ne pouvons laisser passer des brochures allemandes ». – « Même de France en Suisse? ». – « Même en Suisse ». Un de ces garde-frontières, versés en matière de psychologie comparative, me parla en allemand, en très bon allemand littéraire et, après un échange de deux ou trois phrases, s’intéressa avec une très vive curiosité à la situation intérieure de la Russie. Je lui rétorquai, qu’étant donné le départ imminent du train, il me serait impossible de m’attaquer à un problème aussi vaste et aussi complexe. Le psychologue fut mécontent de ma réponse, mais, en vrai gentleman, le dissimula. Nous prîmes congé l’un de l’autre avec la politesse la plus recherchée. Mais la brochure ne me fut pas rendue. Je me rendis directement à Berne, chez le député suisse, Grimm, le principal organisateur de la Conférence Ancien ouvrier-compositeur, ayant conservé bien des traits prolétaires, Grimm, un homme de quarante ans, journaliste énergique, orateur, se signalait comme une des figures les plus marquantes de la vie politique en Suisse. Député au Parlement national, il est à la tête du mouvement ouvrier bernois, il écrit dans son journal et se pose en leader authentique de l’aile gauche de la Social-démocratie suisse. Jusqu’à la guerre, le nom de Grimm était peu connu. Mais ces quinze derniers mois ont vu un grand changement. Grimm aussitôt assuma une position critique envers le comportement des Social-démocraties allemande et française. Comme son journal est édité en allemand, ses principaux coups furent dirigés contre le Parti allemand. Grimm acquit ainsi une large audience auprès de l’aile gauche de la Social-démocratie allemande, qui, de toute sa force, attaquait les positions des sociaux impérialistes, c’est-à-dire de la majorité dirigeante du Parti soutenant la politique du pouvoir. Berner Tagwacht se mit à publier des correspondances d’Allemagne, dépeignant le sombre tableau de « Burgfrieden » (la paix civile) et sa pénétration dans la vie intérieure de la Social-démocratie. La lutte des cercles officiels du Parti contre « l’opposition » (Liebknecht, Luxembourg, Zétkine, Mehring et autres), se déroula, tout d’abord, dans le champ clos du parti, puis, brusquement, éclata au grand jour, dévoilée par le journal bernois. Elle fut alors en butte au jugement de tous. Berner Tagwacht devint une sorte d’organe officieux de l’opposition, au grand ennui des autorités allemandes, de celles du Parti comme de celles du gouvernement. En fin de compte, l’envoi du journal en Allemagne fut interdit, ce qui ne l’empêche pas évidemment d’y être largement diffusé. Le journal socialiste bernois acquérait simultanément, en France, une popularité particulière du fait que, considéré comme « allemand », il se distinguait de la presse germanique par son point de vue indépendant. Les journaux français faisaient de nombreuses références à Berner Tagwacht. Par une aberration, explicable dans les conditions de vie actuelle, de nombreuses personnes considérèrent le journal suisse pour une publication francophile. Le malentendu finit par se dissiper. Après quelques articles extrêmement critiques à l’adresse de Guesde, Sembat, etc., les sympathies manifestées par les sphères officielles du Socialisme français à l’égard de Berner Tagwacht se refroidirent singulièrement; le journal y gagna dans les milieux non officiels. « L’opposition » dans le mouvement ouvrier trouvait un appui dans le journal bernois, chez les Allemands comme chez les Français, compte tenu de la différence de langue. Berner Tagwacht est diffusé régulièrement en France, alors que toute tentative d’introduire, via la Suisse, les plus importants journaux allemands, se heurte à la résistance des autorités frontalières françaises. La position assumée par le journal suisse, en qualité d’organe non officiel du Socialisme « de gauche » ou « international » dans un pays neutre et international comme l’Helvétie, a placé tout naturellement Grimm à la tête de l’organisation qui, depuis le début de la guerre, tente de rétablir les communications interrompues entre les différents Partis socialistes. Grimm prit une part active à la modeste Conférence italo-suisse de Lugano qui avait comme but de préparer une conférence générale du Socialisme international. Grâce à la participation active de Grimm, on put tenir une Conférence féminine, présidée par Cl. Zétkine et une Conférence de la jeunesse socialiste. Grimm travaillait en plein accord avec le député de Turin, Morgari, secrétaire de la fraction socialiste du Parlement romain. Le Parti italien, survivant à de nombreuses crises « épuratrices », après s’être séparé de l’aile réformiste, puis des francs-maçons socialistes, prit, dès le début des hostilités, une position profondément différente de celles des Socialismes allemand et français. Tant que l’Italie ne s’était pas libérée du nœud de la Triplice, les Socialistes menaient une violente campagne en faveur de la neutralité, combattant le danger d’une intervention aux côtés des Empires centraux. A cette époque, le Socialisme opposant une farouche résistance au semi-officiel, semi-socialiste Südekum, s’attirait les louanges de la presse française. Mais dès que les symptômes d’une entrée en guerre de l’Italie en faveur des Alliés se dessinèrent nettement, que l’ex-rédacteur en chef du journal Avanti, Mussolini, – avec l’argent du gouvernement français sans le moindre doute – , mit son propre journal à la disposition de la propagande belliciste, alors, la politique de « neutralité » poursuivie par les Socialistes italiens fut l’objet en France, des plus cruels jugements. Le Parti italien se chercha des homologues dans les pays étrangers, et Morgari, sur ordre du Comité central, se rendit deux fois en France et en Angleterre, afin de préparer une Conférence internationale. Je rencontrai Morgari plus d’une fois à Paris, et nous nous rendîmes, une fois, ensemble au Havre. Le député de Turin était l’antithèse de Grimm. Celui-ci possède une raideur « suisse-allemande » qui se manifeste aussi bien dans les discours que dans le style. Morgari, au contraire, a une nature d’artiste : il est un politique et un psychologue. Les traits de son jeune visage portent la marque d’un caractère débonnaire et indulgent. Grimm est, dans le domaine de la théorie, un marxiste; il a donné plusieurs études intéressantes dans l’esprit de la méthode matérialiste. Morgari, lui, est « neutraliste ». Il reproche au Marxisme son manque de réalisme, reconnaît dans l’Histoire la « multiplicité » des facteurs et tente de parvenir à une conception « intégrale » tant en pratique qu’en théorie. L’intégralisme signifie, en réalité, un effort vers un éclectisme « harmonieux ». En dépit de leurs différences si profondes – on peut même parler de contradictions – entre les tempéraments et les conceptions théoriques des deux hommes, Grimm et Morgari étaient étroitement liés par leur travail commun : établir les relations internationales entre les Partis ouvriers. La récente Conférence de Zimmerwald est due, en grande partie, à leurs efforts conjugués.1 1 Maintenant, quelques années après les événements décrits, il nous faut parler, même en deux mots, du destin de Grimm. Son radicalisme contenait trop de sentiments « philistins » de petit-bourgeois suisse, ce qui était visible pour un observateur attentif. L’influence des correspondants et collaborateurs internationaux rendait le journal plus radical que le rédacteur en chef. Après Zimmerwald, Grimm penchait de plus en plus à droite. En 1917, il tenta de se mêler à la politique internationale – dans l’intérêt de la Révolution russe – à l’aide de méthodes souterraines, de pure diplomatie. Là, il échoua. La presse bourgeoise de tous les pays de l’Entente le traita – après son expulsion de Russie par le gouvernement Kérensky – d’agent de l’Allemagne. C’était, cela va de soi, une calomnie. Grimm tomba victime de sa suffisance « philistine » qui le conduisit à vouloir sauver la Révolution par des méthodes qui sont contraires à l’essence même de la révolution. Même quand le communisme se manifesta en Suisse, Grimm assura sa réputation de social-démocrate « modéré » et « de bon conseil ». En ce qui regarde Morgari, il resta en dehors de l’Internationale communiste. |
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