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Léon Trotsky 19150930 Racovsky juge les sociaux-patriotes russes

Léon Trotsky : Racovsky juge les sociaux-patriotes russes

[Naché Slovo, No. 207 et 208, 30 septembre et 5 oct. 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 207-210]

Dans la préface à la nouvelle édition française de sa brochure Les socialistes et la guerre (nous possédons le manuscrit) le camarade Racovsky parle des sociaux-patriotes qui essaient sans succès, mais de façon éhontée, d’entraîner les socialistes « neutres » à pousser leurs gouvernements dans la guerre. A l’heure où la Bulgarie a pris une attitude de neutralité armée, afin de ne pas intervenir du jour au lendemain – dans la direction, il est vrai, que recommandaient Südekum et Parvus, et non Plékhanov – , les conceptions de Racovsky revêtent un caractère d’actualité. Nous reproduisons ce morceau en son intégralité :

« Plékhanov nous reproche, à nous socialistes des nations neutres – et il vise principalement les socialistes des Pays balkaniques dont l’intervention est l’objet de tant de discussions – , il nous reproche notre égoïsme provoqué par notre volonté de ne pas nous mêler à toute l’agitation faite en faveur de la guerre, à « la défense de la Belgique », en faveur de l’Entente, que mènent chez nous, dans les Balkans, les Partis russophiles. Cet égoïsme, poursuit Plékhanov, est incompatible avec la conception de la solidarité ouvrière internationale. Si je reste neutre, ainsi raisonne Plékhanov, quand un homme tue un autre, je risque d’être accusé de complicité avec le criminel, en tout cas de manque de solidarité envers la victime.

« Le groupe des sociaux-démocrates russes, partageant les vues de Plékhanov, vient de publier une résolution de caractère plus accentué.1 Les socialistes des pays neutres, en défendant la neutralité, s’affirment les collaborateurs de leurs gouvernements qui s’efforcent d’ « exploiter la neutralité pour les intérêts égoïstes des classes dirigeantes ». « La faiblesse du contrôle prolétarien – la résolution parle de pays au prolétariat encore faible – a pour résultat que la politique de neutralité ne se traduit qu’en phrases, et qu’en réalité elle n’est que marchandages; sous le couvert de paroles généreuses qui bercent les prolétaires, se cache la rapacité la plus impitoyable. »

« Avant tout, que les auteurs de la résolution consentent à ne pas douter de ce que le prolétariat des Pays balkaniques – Roumanie, Bulgarie et Grèce – font fort bien la différence entre la neutralité pratiquée par les gouvernements et celle prônée par le Socialisme. Les prolétaires différencient même ces neutralités par les appellations qu’ils leur donnent : la gouvernementale est nommée “ attentiste ”, alors que la socialiste est de principe et définitive. La première est liée au marchandage et inclut la perspective d’intervention, alors que l’autre les exclut. »

« Si nos gouvernements prolongent leur attitude de neutralité, donc de marchandages et de rapacité impitoyable, n’est-il pas préférable de prendre part à la guerre ? La guerre aurait-elle le talent bien caché qu’on nous le dise ! – de changer les gouvernements bourgeois, mercantiles et rapaces en parangons d’altruisme et de désintéressement ?

« Soit, mais nous continuons à croire que le but de chaque gouvernement bourgeois étant d’accroître le champ de l’exploitation capitaliste, nous ne pouvons nous rallier à l’optimisme guerrier et moral du social-patriotisme.

« En ce qui concerne la remarque de Plékhanov sur l’égoïsme des socialistes des nations neutres qui assistent indifférents à l’écrasement de la Belgique, nous dirons que cette remarque serait justifiée si les armées étaient commandées par des socialistes. Malheureusement, ce ne sont pas nous, Socialistes, qui sommes appelés à libérer la Belgique, mais les classes dirigeantes. Nous sommes invités à nous mettre à leur disposition et à devenir leur instrument.

« Nous sommes prêts à secourir la Belgique contre l’agression allemande, mais par nos moyens socialistes. Il est hors de doute que ces moyens ne peuvent obtenir de résultats immédiats. Mais est-ce l’unique cas où nous devons constater l’insuffisance de nos forces ? En aucun cas, ce n’est pas la conclusion à tirer : qu’il faille s’affaiblir en mettant une partie de ses forces au service des dirigeants.

« D’autre part, je me permets de demander à Plékhanov : est-il convaincu de la volonté salvatrice de la bourgeoisie ? Est-il convaincu que les sauveurs de la Belgique n’apporteront pas leur participation à d’autres peuples. Dans le même temps que Plékhanov nous invite à sauver la Belgique, d’autres nous crient que nous n’avons pas le droit de rester passifs devant l’oppression de la Galicie ou de permettre à la Russie de mettre la main sur tous les peuples de l’Empire turc. Que faire ? Plékhanov croit à la guerre de libération. Nous ne croyons pas à cette légende et nous n’avons pas oublié ce que Plékhanov nous a enseigné. »

« On nous fait encore une objection, poursuit Racovsky. Elle s’adresse aux camarades serbes, dont la conduite courageuse au Parlement et en dehors du Parlement a trompé l’espoir des sociaux-patriotes de l’Entente qui veulent être plus serbes que les Serbes. Les sociaux-patriotes tentent de découvrir une contradiction entre la conduite des socialistes serbes qui, chez eux, refusent toute aide au gouvernement et, en même temps, à Bucarest et à Sofia, réclament une République fédérative des Balkans comme moyen de défense contre la politique conquérante des grandes puissances.

« Présenter ainsi unilatéralement le but de la République balkanique, c’est le rétrécir. Nos conceptions sont d’un autre ordre, elles découlent de la nécessité de la lutte de classes. Si l’on regarde l’affaire du point de vue de la défense de l'indépendance des peuples balkaniques, on n’aperçoit aucune contradiction dans les efforts socialistes pour former une Fédération pan-balkanique. Aux activités des gouvernements dirigées, en réalité, vers d’autres buts, les socialistes opposent les leurs en faveur de l’indépendance et de la liberté des peuples balkaniques. Les socialistes refuseraient-ils de défendre les droits et les libertés indispensables au prolétariat ? Évidemment, non ! Mais ils veulent le faire par les moyens qui leur sont propres, et la République balkanique, dont l’existence serait une victoire sur le nationalisme guerrier de chacune des nations balkaniques, devient le drapeau de la lutte de classe du prolétariat balkanique. »

Dans cette préface, Racovsky, sur la base de l’expérience des peuples balkaniques, nie catégoriquement la possibilité et le bien-fondé de placer la politique prolétarienne par rapport à la guerre sous la dépendance de la distinction entre « guerre d’agression » et « guerre libératrice ».

« Si le Parti socialiste, reprend Racovsky, était un tribunal n’ayant d’autre but que la répression, nous pourrions, d’accord avec les sociaux-patriotes, nous contenter de la recherche des « fauteurs de guerre » ; mais le prolétariat socialiste a d’autres buts que le châtiment, l’assouvissement d’une vengeance plus ou moins légitime, il cherche à prévenir les guerres du futur. La tactique qui consiste à circonscrire la responsabilité de la guerre à l’un ou l’autre des belligérants, ne peut que fortifier l’Impérialisme dans ses plans de conquête et éterniser la guerre…

« Autrefois, nous avons usé en Roumanie de cette terminologie “ guerre défensive ”, “ guerre d’agression ”, mais les événements nous ont montré que la différence n’a qu’un caractère purement scolastique

« Ainsi si la Bulgarie déclare la guerre à la Roumanie afin de reprendre la province que cette dernière lui a enlevée en 1913, est-ce de la part de la Bulgarie une guerre d’agression ou de défense ? Et si la Turquie entrait en guerre pour reprendre la Macédoine ?

Seraient-ce là des guerres défensives ? D’autre part si nous baptisons ces guerres d’“ agressives ”, nous reconnaissons par là que les conquêtes, effectuées par violence et injustifiables, sont devenues légitimes, car sanctionnées par les actes diplomatiques. En d’autres termes, nous reconnaissons que les Conférences internationales sont l’arbitre légitime de l’existence des peuples. N’est-ce pas absurde du point de vue socialiste ? »

Quel rôle lamentable, tragi-comique, à la vérité, ajoutons-nous spontanément, aurait joué le Socialisme balkanique si, dans la mêlée inévitable des peuples de cette péninsule, il avait adopté les critères de « guerre défensive » et de « guerre offensive », de « guerre juste » et de « guerre injuste ». Heureusement pour lui et pour l’Internationale, nos camarades des Balkans sont munis de critères autrement porteurs d’espérances !

1 Cette résolution fut présentée au nom des représentants des sociaux-démocrates à l’étranger, « Ceux du Parti ». L’indication « à l’étranger » est parfaitement à sa place devant l’unanimité des tentatives faites pour attirer le Groupe d’Unification, l’un des groupes internationalistes les plus actifs de Russie, sur la voie de « la défense de la Belgique » du côté des Puissances de l’Entente. Mais qu’en est-il réellement avec « Ceux du Parti » ? Le document imprimé n’indique pas les noms des groupements qui ont pris part à l’élaboration de cette résolution, à vrai-dire scandaleuse. Si le document est anonyme, ce n’est pas le fait du hasard. La déclaration est probablement le fait d’initiatives individuelles de certains « Ceux du Parti », ne représentant que leur propre scission d’avec le Parti social-démocrate. Une grande partie de ce groupe, et en particulier les Bolcheviks à l’étranger, ont adopté une position internationaliste et se groupent, en majorité, autour de Naché Slovo.

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