Léon Trotsky‎ > ‎1915‎ > ‎

Léon Trotsky 19150717 Sans échelle de mesure

Léon Trotsky : Sans échelle de mesure

[Naché Slovo, No. 141, 17 juillet 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 172-174]

La lettre de Kossovsky1, reproduite dans notre numéro 137 de Naché Slovo, ne fait que rétablir la confusion des compréhensions et des définitions, à laquelle nous avions voulu mettre un peu d’ordre par notre article de tête, celui qui provoqua la réponse de Kossovsky.

L’auteur de la lettre nie énergiquement toute attirance pour « l’échelle allemande ». Qu’est-ce que l’échelle allemande, demande-t-il ? La politique internationale de l’Impérialisme allemand ? Avec elle, Kossovsky, évidemment, ne sympathise pas. Mais il ne regarde pas comme un péché sa sympathie pour la Social-démocratie allemande. Le nœud de l’affaire consiste en ce que la Social-démocratie incarnée par ses dirigeants officiels s’est ralliée à la politique gouvernementale. On peut partager ou ne pas partager les idées de la fraction du Reichstag. Mais qui les partage ou les approuve reconnaît par là que la politique internationale allemande a le droit d’être appuyée par le Parti du prolétariat. Comme le Parti a mis ses forces et son autorité au service du Pouvoir, on ne peut plus établir de distinction entre la politique du Socialisme serviteur et celle de l’Impérialisme maître. Il est vrai que Kossovsky tente de nier le fait de la domestication de la Social-démocratie. Mais si le vote des crédits, la confiance accordée au Pouvoir, le refus de la lutte de classe, le virement de la politique socialiste vers celle des dirigeants junkers, si cela n’est pas, suivant Kossovsky, une politique de soutien à l’Impérialisme, cela signifie que nous ne parlons pas la même langue, et il faudrait nous mettre d’accord avec lui sur les conceptions fondamentales dans le domaine de la politique prolétarienne.

Notre antagoniste essaie de définir son comportement pacificateur envers le Parti officiel allemand par un nouvel argument tout à fait particulier : dans les rangs « du Parti » « s’accomplit un travail intense d’auto-critique, qui se poursuit malgré l’oppression de la dictature militaire; la Social-démocratie continue son intense vie intellectuelle et cherche désespérément une issue à la crise idéologique… » Tout à fait juste ! Mais en quoi consiste exactement « l’intense vie intellectuelle » de la Social-démocratie allemande ? L’aile gauche s’est levée contre les sphères dirigeantes officielles qui ont capitulé devant l’Impérialisme; elle le fait sous le drapeau de l’Internationalisme. Le Centre a tenté de paralyser « l’intense vie intellectuelle » en alléguant les intérêts de l’unité du Parti. En conséquence de quoi il patauge dans des courants irréconciliables, en rejetant dans l’opposition ses meilleurs représentants. Pourquoi et à qui Kossovsky donne-t-il sa sympathie ? Pour le socialiste qui a le devoir de participer à la vie spirituelle de sa communauté internationale, c’est une position trop bon marché que de négliger les péchés (d’ailleurs à demi reconnus par Kossovsky) de la Social-démocratie, en considérant la variété de ses différents courants. Il faut faire plus, il faut prendre une position pour ou contre, et ne pas s’attribuer le droit d’un protectorat historique sur le processus en cours.

Kossovsky est pour « un comportement prudent envers les Partis, qu’on nomme officiels, particulièrement envers la Social-démocratie allemande ». La prudence est une qualité respectable si elle est soumise à l’esprit de décision et au courage. Mais sous le fracas des appels à « la prudence », les dirigeants du Parti tentent d’étouffer l’aile internationaliste. Pour qui tient Kossovsky dans cette lutte à la vie, à la mort ? Pour Kossovsky – avec « prudence », et c’est tout. Si nous affirmons « que les principaux Partis de l’Internationale sont en pleine faillite, que partout règne le social-impérialisme, c’est…, nous dit Kossovsky, que notre affaire est sans espoir ». Quelle affaire ? Le sauvetage des centres des Partis, des organisations officielles et d’autres de réputation respectable ? Oui, cette affaire est sûrement sans espoir. Mais celle du prolétariat socialiste auquel l’époque précédente a donné une école insuffisante certes, mais immense, y consacrant les forces intellectuelles et morales de générations de grands et de petits « chefs », cette affaire-là n’est nullement désespérée. Cet espoir vient de ce qu’au sein du Parti, la protestation est sans cesse plus forte. On proteste contre cette politique qui résume en soi tout ce qu’il y avait d’arriéré, de borné et de réactionnaire dans la pratique et l’idéologie de la IIe Internationale. Une critique et une auto-critique courageuses et impitoyables sont les conditions essentielles pour se sauver du désespoir. Qui ne l’a pas compris aujourd’hui le comprendra peut-être demain. Et qui ne le comprend pas sera rejeté par le mouvement dans les rangs des observateurs impuissants.

La position de Kossovsky est caractérisée par sa condescendance envers les éléments de gauche qui recherchent le contact mutuel ! « L’Internationale, écrit-il, renaîtra en tant que somme des anciens Partis » : donc il faut faire disparaître les contradictions entre eux. En ce qui concerne l’union des minorités, des oppositions, elle ne peut donner <t autre chose qu’un petit cercle, une secte, la caricature de l’Internationale dépourvue d’influence et de signification ». A qui donc Kossovsky confie-t-il le soin de rétablir l’Internationale ? A ceux qui l’ont tuée par la politique des blocs ou à ceux qui, sous le drapeau de la lutte de classe, ont pris l’initiative de la faire revivre ? Si nous pensions que la politique d’Union nationale puisse encore, après les convulsions mondiales de la guerre, séduire la classe ouvrière, alors, notre tâche serait sans espoir. Mais nous sommes convaincus du contraire, nous prévoyons – et tous les symptômes nous disent que nous sommes dans le vrai – , que le Bloc national s’écroulera sur la tête de ceux qui l’ont créé. Notre problème consiste à préparer les masses à la prise de conscience de leurs buts révolutionnaires. C’est notre problème, celui de l’aile gauche de l’Internationale. Si nous cherchons des rapprochements, ce n’est pas pour « créer » des sectes, mais pour imprimer le cachet révolutionnaire à la lutte contre le nationalisme dans tous les domaines des vieux Partis du prolétariat.

Kossovsky ne peut pas nous pardonner ce que nous pouvions, en son temps, pardonner à Vorwärts, son reniement à la poursuite de la guerre de classe : « Un client vivant, nous dit notre adversaire, vaut mieux qu’un lion mort. » Malheureusement nous devons renoncer à inclure ce principe nouveau dans notre arsenal intellectuel et nous recommandons instamment à Kossovsky d’appliquer ce principe avec « prudence ». Aucune organisation, aucun journal n’est, en fin de compte, un but en soi. Un journal est bon et nécessaire quand il crée un lien intellectuel entre les particules atomisées d’une classe. Il y a des moments où ce lien peut être créé par la disparition d’un journal. L’organe central du Parti a déclaré aux travailleurs, qu’en ce moment le problème du Socialisme consistait à refuser la lutte de classe. En cessant de paraître, Vorwärts aurait annoncé aux masses que cette lutte était le critère suprême de la politique prolétarienne : par sa disparition, le journal aurait suivi la même politique qu’il servait depuis sa création. Et qui sait ? Peut-être cela aurait-il incité les autorités militaires, dans leurs propres intérêts, à retirer leur impudent ultimatum adressé à la Social-démocratie. Et Vorwärts aurait pu renaître sans estampille « canine » sur le front. Même, ayant accepté cette marque, il n’a pris aucune assurance contre une fermeture éventuelle.

Pour Kossovsky, notre « échelle » est « démodée ». Elle l’est dans ce sens que nous restons fidèles aux meilleures traditions du Socialisme révolutionnaire. Nous ne renonçons pas à notre échelle. L’exemple lamentable de Kossovsky nous confirme que nous avons raison. Ne se décidant pas à adopter l’échelle du social-militarisme, notre adversaire demeure devant nous sans aucune échelle. C’est la raison de la pauvreté intellectuelle de sa lettre.

1 V. Kossovsky, publiciste du « Bund », envoya une lettre à la rédaction de Naché Slovo sous le titre : « Une échelle de mesure à l’ancienne mode. »

Kommentare