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Léon Trotsky 19151106 Sans programme, sans perspective, sans contrôle

Léon Trotsky : Sans programme, sans perspective, sans contrôle

[Naché Slovo, No 233, 6 novembre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 121-123]

Ce qu’on redoutait en premier lieu, puis ce sur quoi on fonda tant d’espoir, s’accomplit enfin : un nouveau ministère « de Défense nationale », fabriqué dans les coulisses parlementaires, « fignola » sa déclaration et la lut à l’Assemblée. Il obtint la confiance de 515 députés. Seul un parlementaire se montra mécontent par rapport à la trop visible inclination du pouvoir pour la censure et vota contre.

On ne peut se rendre compte dans l’opinion dite « publique » de ce qui eut lieu réellement. Viviani et Briand changèrent courtoisement de place, liés par un programme commun dont les caractéristiques leur demeuraient inconnues. Delcassé tomba du char gouvernemental. Il en fut de même du plus réactionnaire des ministres, Millerand, remplacé par le général Galliéni, ce qui ne manqua pas de susciter un certain étonnement. La IIP République, régime ploutocrate masqué par le radicalisme et la phraséologie socialiste, en revenait aux vieilles recettes. Jusqu’à quel point se perdait-elle dans les intrigues parlementaires ? Pourquoi le duo Viviani-Briand est-il préférable au duo Briand-Viviani ? Ceci n’a aucune influence sur les opérations en cours et reste incompréhensible au vigneron bordelais et au boutiquier parisien.

Mais ces deux derniers ne « font » pas de haute politique : ils la « subissent ». L’ouvrier en fait moins encore, mais il lui sacrifie son sang. Cette combinaison de vieux éléments a son sens : après une période de critiques, de recherches, d’attente, d’espoir, les partis font savoir « solennellement » à la nation qu’il est impossible de faire mieux que leur plus récente « invention ».

Comme le Parlement a attiré l’attention sur le mécontentement populaire, comme il a manifesté son peu de confiance envers un ministère où siégeaient deux socialistes, il suffit d’y adjoindre des « vétérans » de tous les groupes. C’est ainsi qu’apparurent les radicaux Combes et Bourgeois, le réactionnaire Méline, le monarchiste Cochin et le nonagénaire Freycinet qui vont assister à « l’ouverture » de la nouvelle campagne d’hiver avec les revendications de la troupe (cinq sous par jour !) et continueront à faire croire à « une Union nationale » – qui n’est que légende – « par le haut » et une confiance aveugle « par le bas ». Sans programme, sans perspective !

La nouvelle combinaison a encore un autre sens : dans le ministère Viviani, à côté du ministre Sembat siégeait, sans portefeuille, Jules Guesde en tant « qu’émissaire du prolétariat révolutionnaire auprès du gouvernement de défense nationale » (ainsi était baptisée cette belle invention !). Mais Briand supprima cette décorative figuration du néant et Jules Guesde s’en alla avec d’autres vieux conseillers-vétérans remplir le rôle des six « sages » qui signaient les procès-verbaux de la « Défense nationale ». Renaudel s’efforça en vain de sauver les apparences en donnant à son Parti une « orientation à gauche », c’est-à-dire en proclamant son accord à une guerre libératrice sans aucune annexion ! Entre nous, étant donné la situation sur tous les fronts, cela ne pouvait rien coûter aux députés de lui donner satisfaction !

Il n’eut pas cette consolation. « Et la Syrie, vous oubliez la Syrie ! », lui cria-t-on de tous côtés. Vainement le mal-inspiré jura sa fidélité au programme « jusqu’au bout », vainement, les poings sur la poitrine, il adjura ses collègues de le comprendre; le Parlement accueillit ses objurgations pitoyables par des vociférations. Ce qui devait être une démonstration contre « les annexions » devint une manifestation hautement significative pour « les annexions ». Et quand Briand, au « parler fleuri », demanda l’indulgence pour les socialistes, comme on en demande pour de petits enfants, les députés bourgeois lui répondirent par des grondements de mécontentement. Ils perdaient les perspectives, mais conservaient l’appétit !

« Pas une seule parole claire ! aucun engagement formel, aucun acte ! : des mots, des mots, des mots », ainsi le journal de Clemenceau résumait la déclaration du Premier Ministre. Cette remarque dépasse de loin son but direct : un Clemenceau au pouvoir aurait usé des mêmes termes. Les événements passaient au-dessus de la tête des dirigeants. Le gouvernement allemand tenait fermement le gouvernail grâce à sa technique indiscutable et son organisation supérieure. Mais ce n’est qu’une apparence. Les Junkers, bien que résolus, sont dépassés par les faits tout comme les députés français indécis. Les uns comme les autres ne peuvent plus choisir. Les tranchées, les canons, les masses en uniforme sont les seuls facteurs qui automatiquement mettent en marche les événements historiques sur la route qui se termine en impasse. Les dirigeants font des gestes, majestueux ou désemparés, prononcent des paroles, ou impudentes ou dilatoires, mais ils ont perdu et depuis longtemps tout contrôle sur le cours des événements… L’Histoire appelle d’autres forces à se saisir de ce contrôle.

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