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Léon Trotsky 19151017 Secrets de guerre et mystères politiques

Léon Trotsky : Secrets de guerre et mystères politiques

[Naché Slovo, No. 217, 17 octobre 1915. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 117-119]

Si la guerre est la continuation de la politique – seulement par d’autres moyens – , la politique intérieure des nations européennes se révèle être seulement le reflet des fluctuations de la guerre. Quand commença le retrait catastrophique des armées russes en Galicie, non seulement les ombres chinoises des libéraux disparurent de « l’écran » pétersbourgeois, mais encore l’agitation dans les couloirs du Parlement français amena un changement de ministère. Les Allemands démontraient avec éclat leur énorme supériorité en réserves d’armement. La perspective d’un second hiver de guerre faisait mieux que se dessiner. On tenait pour responsables ceux qui n’avaient pas prévu assez de canons et de munitions. En Russie, la retraite scandaleuse de Soukhomlinov ouvrait la série des changements ministériels. En France, l’opinion parlementaire et journalistique se concentrait autour de Millerand. On s’attendait à une crise ministérielle. Mais celle-ci n’eut pas lieu. Le Parti socialiste dont on redoutait les attaques se montra un fidèle soutien du gouvernement. A la réunion du Parti en Juillet, l’opposition se laissa « museler » par les mêmes arguments que ceux employés par le Parti devant l’Assemblée et la nation. On divisa les ministères en « sous-ministères », avec des responsables politiques. Comme le ravitaillement en munitions était le problème crucial à l’ordre du jour, on fit appel au socialiste Albert Thomas. Désormais les socialistes prenaient sur eux la responsabilité de la politique gouvernementale avec un « contrôle » exercé par Guesde et Sembat, mais aussi l’approvisionnement des armées. Ce nouvel équilibre politique dura quelques mois. Deux faits y mirent fin : l’offensive française en Champagne et l’entrée de la Bulgarie sur le champ de bataille.

La bataille de Champagne fut un succès, mais elle dévoila la vérité quant à la situation sur le front occidental. En dépit d’une longue et soigneuse préparation et une débauche de munitions – des millions d’obus ! – , en dépit d’un « petit saut » en avant de 3 ou 4 km, les lignes ennemies tinrent bon. Cela prouve que, de l’autre côté, les Allemands n’avaient aucune chance de percer les positions françaises.1 La campagne d’hiver considérée comme une possibilité redoutable devenait une effroyable réalité. Simultanément un coup inattendu et d’autant plus cruel fut asséné par les Bulgares. Les journaux français injurièrent la censure qui avait dissimulé la véritable situation dans les Balkans. Nous n’avons aucune vocation pour défendre cette institution « baptisée censure militaire », mais nous devons dire qu’elle ne cachait pas tellement de choses : dans le mécanisme de « l’Union nationale », on ferme les yeux sur les périls, on ne tolère pas les critiques et on se berce d’illusions. Le Parti socialiste y excellait.

Les échecs des Alliés sur les divers fronts tenaient fondamentalement à la supériorité capitaliste de l’Allemagne. Même motif pour ses succès diplomatiques. La capacité de production de Krupp, la supériorité des voies ferrées allemandes compensent largement le « manque de psychologie » des diplomates dont parle tant la presse alliée. Le reste est fait par la voracité diplomatique tsariste. De celle-ci la presse française s’est longuement occupée. Les prétentions russes à Constantinople et aux Détroits, devant lesquelles ont capitulé la France et l’Angleterre, ont créé dans les Balkans une situation désastreuse pour la diplomatie alliée.

« Nous nous sommes conduits comme des enfants vis-à-vis de 'la diplomatie russe », écrit Hervé, qui fut le premier à réclamer la capitale turque pour le tsar. On jeta Delcassé en pâture à « l’opinion publique », mais la retraite d’un ministre ne suffit pas à modifier la situation. La Bulgarie aligna son demi-million d’hommes aux côtés de l’Allemagne. La Grèce refusa de soutenir la Serbie et donna à son ministère un penchant germanophile. Les Roumains se tinrent aussi loin que possible du conflit. 300.000 soldats austro-allemands entrèrent en Serbie.

La presse française sonna « l’alerte ». Même L’Humanité sortit de la torpeur où l’avait confinée « l’Union sacrée ». « Que veulent faire les Alliés ? Une descente franco-anglaise à Salonique ?… Sur quelle échelle ? Ne sera-t-elle pas prise en « sandwich » entre les Bulgares et les Allemands ? Pourquoi la Russie se tait ? L’Italie ? Nos Alliés balkaniques ont-ils un plan ? N’allons-nous pas au-devant d’une catastrophe ?» Le Premier ministre donna des éclaircissements qui, suivant cette mauvaise langue « empoisonnée » de Clemenceau, prouvent la véracité du vieil adage « que la nature a horreur du vide ». Quelques lieux communs sur « les secrets de guerre » et « les secrets des Alliés ». Vainement Renaudel réclama une « séance secrète ». Elle lui fut refusée. Les secrets demeurent sous verrou militaire. Ne suffisait-il pas aux socialistes de « contrôler » le gouvernement avec leurs trois ministères ? Au nom du gouvernement où se trouvaient Guesde, Sembat et Thomas, le Premier ministre exigea le rejet de l’exigence socialiste, ce qui se fit contre 190 voix. En réponse aux critiques et aux reproches, Viviani posa la question de confiance, sans aucune explication. Ceux qui critiquaient Viviani ne pouvaient pas ne pas se rendre compte qu’ils en eussent fait autant à sa place et auraient mis à l’abri du contrôle républicain les secrets des Alliés. Le Capitalisme militariste est au-dessus de la souveraineté populaire. « Avec la méfiance au fond du cœur ! », suivant le journal réactionnaire l’Éclair, ils se décidèrent à voter « pleine confiance » au gouvernement. Mais le mystère politique ne se termine pas là. Il se trouva 150 députés de « gauche » qui s’abstinrent. Neuf, dont Raffin-Dugens, Mayéras et Jobert, votèrent contre.2

Renaudel déclara que ses amis ne pouvaient approuver une aventure dans laquelle le destin de la France était mis en jeu. Le besoin de mettre plus de distance entre soi et le gouvernement est un nouveau fait provoqué par une « pression » devant être significative si elle mettait en branle des gens comme Renaudel. Donc la majorité des socialistes refusa sa confiance au gouvernement où siégeaient Guesde, Sembat et Thomas. Croyez-vous que ces ministres donnèrent leur démission ? Pensez donc ! Ils restèrent comme le Parti sur le terrain de « l’Union nationale » et de « la lutte jusqu’au bout ». Comme l’expliqua un journal radical, la présence des défenseurs du prolétariat est indispensable au sein du pouvoir. Si Renaudel s’y était trouvé, il aurait, lui aussi, fait repousser la motion socialiste. Si Sembat s’était trouvé sur les bancs de gauche, il aurait refusé sa confiance ! Tout ceci n’est pas une contradiction de principe, simplement la division du travail dans l’usine « de l’Union nationale ». Cette division n’est pas volontaire et elle comporte son affreuse logique. Quelques députés socialistes ont voté contre le gouvernement auquel participaient Sembat, etc. Ils n’avaient aucun terrain solide de principe sous leurs pieds, mais ils portèrent néanmoins un coup impitoyable à la position officielle qui datait du 4 Août. Leur action exige une nouvelle prise de position. La vague dont la pression a fait agir le Parti ne faiblira pas ! Au contraire ! Elle se fortifiera chaque jour ! Elle roulera au-dessus de la tête de Renaudel et emportera sur sa crête d’autres personnes.

1 Ceci démontre, d’un autre côté, que les Allemands n’ont aucune chance de percer le front, que ce soit vers Calais ou Paris.

2 Une quinzaine des prétoriens socialistes votèrent pour la confiance. Ce nombre comprenait, évidemment, Sembat, Guesde, Thomas et quelques guesdistes connus, tels que Bracke, etc. De cette façon, la fraction socialiste se coupa en trois tronçons.
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