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Léon Trotsky 19151222 Une époche s'en va

Léon Trotsky : Une époche s'en va

[Paris, 22 décembre 1915. Naché Slovo, No. 273, 22 décembre 1915. Kiévskaia Mysl, No. 1, 1 janvier 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 145-149]

Aujourd’hui, le corps d’Édouard Vaillant a été incinéré.

C’est toute une époque du Socialisme français qui disparaît. Le Socialisme international s’est affaibli non seulement spirituellement, mais physiquement, avec la mort de ses représentants les plus illustres. Bebel est mort pendant la Conférence de Bucarest, entre la guerre balkanique et la guerre actuelle. Je me souviens d’avoir appris cette nouvelle, dans la gare de Ploesti, de la bouche de Ghéréa, célèbre écrivain roumain ayant fui la Russie. Elle me semblait incroyable, comme celle de la mort de Tolstoï. Pour qui était lié à la vie politique allemande, Bebel en était une part inséparable. A cette époque-là, le mot mort avait une toute autre signification que maintenant. « Bebel est mort ! ». « Que deviendra la Social-démocratie allemande ? ». Je me souviens comment, il y a cinq ans, Ledebour définissait la vie de son Parti : 20 % de radicaux décidés, 30 % d’opportunistes, et le reste tenait pour Bebel.

La mort de Liebknecht était déjà un avertissement pour la vieille génération – en ce sens qu’elle pouvait quitter la scène sans avoir rempli sa mission historique. Mais tant que Bebel vivait, le lien avec la période héroïque du mouvement demeurait, et les traits non « héroïques » des dirigeants de seconde zone ne ressortaient pas aussi nettement.

Quand la guerre éclata et que les socialistes eurent voté les crédits, la question vint naturellement : qu’aurait fait Bebel en ce cas ? Mais Bebel n’appartenait plus au monde des vivants; l’Histoire l’a enlevé de son chemin pour laisser apparaître en pleine lumière les sentiments et l’état d’esprit qui, presque invisibles mais d’autant plus insoumis, s’accumulèrent dans la Social-démocratie allemande.

Jaurès, non plus, n’était plus de ce monde. La nouvelle me frappa quand j’étais à Vienne que je devais quitter précipitamment : elle me causa une impression aussi profonde que les premiers coups de tonnerres de la guerre. Les événements s’enchaînent fatalement : la personnalité s’efface quand se produit le choc de peuples en armes, choc provoqué par des causes lointaines, indirectes, profondes et superficielles. Mais la mort de Jaurès, avertissement du heurt futur de niasses innombrables, donna un cachet dramatique aux événements en marche. C’est la plus haute variante du thème antique, mais toujours actuel, de la lutte du héros et du destin. Une fois de plus la fatalité a triomphé. Jaurès est tombé, la tête transpercée de balles. Le Socialisme français fut décapité, et bientôt la question se posa : quelle sera sa place dans les événements actuels ?

Il semblerait que l’Histoire, en préparant la chute de l’Internationale, se soit facilité la tâche en écartant deux hommes qui symbolisaient le mouvement de cette époque : Bebel et Jaurès.

Bebel incarnait le mouvement obstiné et inflexible de bas en haut de la nouvelle classe. Ce vieillard sec ne semblait fait que de volonté tendue vers un but unique. Dans sa pensée, dans ses discours, dans ses écrits, il évitait les pertes d’énergie qui ne mènent pas directement au but. Il n’était pas seulement l’ennemi de toute rhétorique, mais il était absolument étranger aux fioritures esthétiques. Là, résidait la suprême beauté de son éloquence politique. Il illustrait une classe qui étudie pendant le peu d’heures libres, tient compte de chaque minute et assimile avidement ce qui lui est nécessaire.

Jaurès en était l’antithèse – tout entier – de haut vol ! Son monde spirituel consistait en traditions idéalistes, en fantaisies philosophiques, en conceptions poétiques, et il possédait autant de traits aristocratiques que Bebel de traits plébéiens. En dehors de cette différence psychologique de deux types d’homme – l’ancien tourneur et l’ex-professeur de philosophie – il existait aussi une différence profonde logique et politique de la conception du monde. Bebel était un matérialiste, Jaurès un idéaliste éclectique. Bebel était un marxiste révolutionnaire, Jaurès, un réformiste ministérialiste. Mais, en dépit de ces différences, ils illustrent, à travers le prisme de la politique française et allemande, l’une et l’autre de ces positions politiques.

C’était le temps de la paix armée dans les relations internationales aussi bien que dans les relations de classes. L’organisation du prolétariat allemand croissait sans arrêt, les caisses se remplissaient, le nombre des journaux, des députés, des conseillers municipaux augmentait sans interruption. La réaction tenait fermement ses positions. Le choc entre ces deux pôles d’attraction de la collectivité germanique était inévitable. Mais comme ce heurt mettait du temps à se produire, que les forces et les moyens de l’organisation croissaient, que toute une génération s’habituait à cet état de choses, et bien que tous écrivaient et prédisaient que ce choc devenait inévitable – comme la rencontre de deux trains lancés l’un contre l’autre sur les mêmes rails – on finit néanmoins par pressentir que le choc était inéluctable. Le vieux Bebel se distinguait de beaucoup d’autres par sa conviction, jusqu’à la fin de ses jours, que les événements sont guidés par la fatalité, et, le jour anniversaire de ses soixante-dix ans, il parla en termes d’une passion singulière de la révolution sociale dont l’heure était proche.

En France, n’existaient ni développement méthodique du Parti, ni domination ouverte de la réaction. Au contraire, l’appareil gouvernemental, sur les bases du fonctionnement parlementaire, était accessible. Quand Jaurès eut rejeté les attaques du cléricalisme et du royalisme pendant l’affaire Dreyfus, il estima que commençait la période des conquêtes « réformatrices ». Son adversaire, Jules Guesde, donnait aux tendances marxistes et aux perspectives à la française un caractère sectaire. Fanatique enragé, il attendait le coup libérateur de tout le feu de sa conviction et de son impatiente tension. Jaurès restait sur le terrain de la démocratie et de l’évolution. Il regardait comme sa tâche essentielle de balayer de la route du Socialisme les obstacles réactionnaires et d’opérer, grâce au mécanisme parlementaire, des réformes sociales qui devaient reconstruire, rationaliser et faire renaître l’ordre collectif. Mais le développement économique français était lent, les relations de classes conservaient le même aspect, les élections succédaient aux élections, modifiant les diverses fractions parlementaires, mais n’affectant pas le rapport des forces de base. De même qu’en Allemagne on s’habituait à la croissance satisfaisante du Parti, de même en France les Socialistes entraient dans le jeu parlementaire, ne se souvenant des « conquêtes » indispensables que dans de solennels discours.

Un processus singulier se produisit dans le domaine des questions de politique internationale. Après la guerre de 1870, on s’attendait à sa répétition. Le militarisme croissait sans cesse, mais la guerre s’éloignait au fur et à mesure. Des deux côtés du Rhin, on parlait de la guerre inévitable, mais, finalement, la majorité finit par cesser d’y croire. On s’habitua à la croissance du militarisme comme à celle des organisations ouvrières. 45 années de paix armée, intérieure et extérieure, enlevèrent, petit à petit, à toute une génération les traits de la psychologie révolutionnaire. Et justement quand ce travail fut accompli, l’Histoire fit tomber sur la tête de l’Humanité cette immense catastrophe qui en entraîne tant d’autres à sa suite. Vous ne pouvez rien y faire : c’est la dialectique du développement.

Bebel et Jaurès, chacun à sa manière, reflétaient leur époque; en tant que génies, ils la dépassaient de la tête; ils ne s’y anéantirent pas, et c’est pourquoi ils auraient pu être pris au dépourvu par les événements, à un moindre degré toutefois que leurs collaborateurs directs. Mais ils sortirent à temps de l’arène politique pour procurer la possibilité à l’Histoire d’expérimenter les influences de la catastrophe sur une conscience non révolutionnaire.

Aujourd’hui ont eu lieu les obsèques d’Édouard Vaillant. Il était l’unique survivant de marque des représentants de la tradition du Socialisme national français, le blanquisme, qui alliait des méthodes d’action violente allant jusqu’à l’insurrection, au plus ardent patriotisme. En 1870, Blanqui, dans son journal La Patrie en danger ne voulait pas connaître d’autre ennemi que le « prusco ». Gustave Tridon, un ami de Blanqui, sortit avec Malon de l’Assemblée Nationale, le 3 mars 1871, pour protester contre la ratification du Traité livrant l’Alsace-Lorraine aux Allemands : « Je lutterai sans trêve contre ce traité criminel, écrivait Tridon à ses électeurs, jusqu’au jour où la révolution et votre patriotisme l’auront détruit. » Il n’y a là aucune contradiction. Vaillant était issu de Blanqui, comme celui-ci était issu de Babeuf et de la Grande Révolution. Cette filiation épuisa et stoppa tout développement de la pensée politique. Bien que Vaillant appartint au petit nombre des Français qui connaissaient bien l’allemand et la littérature allemande, il regardait toujours la France comme une nation messianique choisie pour être la libératrice des peuples et leur apporter la vie spirituelle. Son socialisme était profondément patriotique, de même que son patriotisme était libérateur et messianique. La France avec sa natalité stagnante, son économie arriérée et ses formes conservatrices de pensée et de vie, lui semblait être l’unique pays de mouvement et de progrès.

Après les épreuves de 1870-1871, Vaillant devint un adversaire fanatique de la guerre et, en luttant contre elle, préconisait les moyens les plus extrêmes, de même que son collègue des Congrès internationaux, l’anglais Keir-Hardie, décédé quelques mois avant lui. Mais quand la guerre éclata, toute l’histoire européenne, passée et future, se concentra pour Vaillant autour du destin de la France .Comme toutes les victoires de la pensée et les succès de la justice découlaient, selon Vaillant, de la Révolution qui était et restera française, il devait finalement arriver à lier ses idées avec le sang de la race. Il s’agissait du salut du peuple portant le message divin et, dans ce but, Vaillant était prêt à mettre toutes ses forces en action. Et le vieillard se mit à écrire des articles dans le journal de Blanqui. Il bénissait le militarisme – qu’il avait si ardemment combattu – mais à la condition que cet héritier de la grande Révolution écrase le militarisme allemand. Vaillant était le partisan de la guerre jusqu’au bout. Ses articles quotidiens respiraient une telle passion chauvine que des nationalistes plus modérés, du type Renaudel, se sentaient froissés. Dans la cervelle du blanquiste de 75 ans se forma une conception mécaniquement révolutionnaire. Le militarisme allemand n’était pas issu des conditions sociales allemandes, mais devenait une espèce de création monstrueuse que devait abattre le glaive de la République. Vaillant désespérait de la « race » allemande. Et quand Clara Zétkine eut manifesté son opposition au militarisme (à Stuttgart), Vaillant se mit à rechercher des traces de sang gaulois dans le Sud de l’Allemagne pour expliquer le courage des socialistes württembergeois…

Renaudel, Compère-Morel et Longuet considéraient avec inquiétude le vieillard, le Don-Quichotte du messianisme révolutionnaire de la France, qui ne voyait pas à travers ses éternelles lunettes sombres les changements profonds des conditions historiques. Quelques mois plus tard, on écarta définitivement Vaillant. La direction du journal fut prise par Renaudel, le vulgarisateur des idées de Jaurès, l’héritier des traits les plus faibles de son maître génial…

J’ai rencontré Vaillant, il y a quelques mois, au Comité d’action (institution militaire, composée de délégués du Parti et de représentants des syndicats). Vaillant ressemblait à son ombre, l’ombre du blanquisme avec les traditions des guerres sans-culottes à l’époque de la guerre mondiale impérialiste. Il vécut jusqu’au moment où le glaive de la République, qui devait anéantir la dynastie Hohenzollern, fut confié au catholique et royaliste Castelnau. A ce chapitre de l’histoire de France, le vieux blanquiste mourut, donnant à sa mort un trait de caractère politique. Le Socialisme français perd un homme solide. Les médiocrités de l’époque des interrègnes n’en seront que plus significatives. Mais pas pour toujours et pas pour longtemps. La vieille époque quitte la scène avec ses personnages, une nouvelle époque en trouvera d’autres.

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