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Léon Trotsky 19160713 Autour du principe des nationalités

Léon Trotsky : Autour du principe des nationalités

[Naché Slovo, No. 162, 13 juillet 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 134-136]

La presse française n’a pour ainsi dire soufflé mot du Congrès tenu à Lausanne par les petites nations opprimées. Si vous considérez que les Alliés se battent pour « ce fameux principe des nationalités » (Sazonov lui-même l’a expliqué aux Américains), ce manque d’attention accordé au Congrès peut sembler incompréhensible… mais, par la suite, on finit par comprendre trop bien !…

A ceux qui rivalisent dans l’incompréhension ou dans l’inattention, on « devrait fourrer le nez » dans le dernier numéro paru de L’Éclair Ce journal étrange qui unit les dogmes intouchables du catholicisme et les efforts « progressistes » de l’industrie – et de façon non platonique – , publie de temps à autre des articles qui frappent parce qu’ils laissent apparaître un coin de la vérité cachée. Avant toute chose il se révèle – quelle nouvelle inattendue pour Plékhanov résidant tout près de Lausanne ! – que parmi les 23 nationalités représentées, il y avait des porte-parole des allogènes russes, sans compter des Finlandais, des Albanais, des Ukrainiens, des Polonais, des Lettons, des Lithuaniens, des Géorgiens, etc… Il y avait aussi des Irlandais, des Égyptiens et des Tunisiens. Il y avait même un représentant des Juifs, considérés comme formant une nation, Monsieur Abersohn. Il en ressort que c’est dans les territoires appartenant aux Alliés que se rencontre la presque totalité des nations opprimées.

Voici ce que souligne L’Éclair à propos de la résolution adoptée au Congrès sur le droit à « l’indépendance de chaque minorité ». La difficulté de réaliser un tel programme vient du refus de chaque grande puissance de l’appliquer pour soi-même, alors qu’elle le réclame pour ses adversaires. Dans le camp des Alliés, par exemple, on exige la libération des peuples non-germaniques sous tutelle allemande et autrichienne, celle des peuples non turcs sous le joug ottoman, alors qu’il n’en est pas question en ce qui touche la Russie.

Dans l’atmosphère de mensonges officiels que nous respirons depuis deux ans, ces nouvelles hardies publiées par un « grand » journal français sont un rafraîchissement pour l’esprit. Et penser qu’il se trouve des « socialistes », des « émigrés » et des « révolutionnaires » russes assistant au Congrès de Lausanne pour « seriner » à Sazonov qu’il doit s’occuper des peuples opprimés, justement quand un Kirghiz vient se plaindre de l’oppression impériale. Personne n’exige de ces gens-là de faire preuve d’internationalisme : mais s’ils n’étaient tout simplement que des démocrates-nationaux, ils devraient étouffer de honte !

Pour se récuser, ils ont en réserve les « grands Alliés occidentaux ». La Russie, nation despotique, accomplira tous les miracles intérieurs et extérieurs – avec l’aide de nations démocratiques - – que devrait faire l’Allemagne : mais la première grâce à la victoire, l’autre grâce à la défaite.

Qu’en est-il avec les Alliés ? Laissons de côté, pour le moment, l’Extrême-Orient où la Russie, d’accord avec le Japon, s’apprête dans les années futures à dépouiller la Chine, réalisant sur le « dos » de celle-ci le « principe des nationalités ». Peut-on s’occuper du sort d’un demi-milliard de Célestes, alors que Kouropatkine et Plékhanov sont appelés à libérer le Schleswig-Holstein ! Limitons- nous aux « démocraties occidentales ». Mais ne touchons pas à la question irlandaise à l’heure où la magnanime Albion applique le « Home-Rule ». Évidemment O’Connelly et ses camarades fusillés ou pendus ne peuvent profiter du Parlement irlandais, car c’est d’eux-mêmes que profite le parlement souterrain des vers de terre ! Mais abandonnons l’Irlande. Laissons l’Angleterre. Qu’en est-il de la France ?

« Pour des puissances coloniales comme la France et la Grande- Bretagne, écrit L’Éclair, la question des indigènes (qui fut également débattue à Lausanne) présente un intérêt tout particulier ».

La résolution de Lausanne ne reconnaît pas de discrimination entre les « supérieurs » et les « inférieurs », là où réside la philosophie de la puissance coloniale, pour autant que cette dernière ait besoin de philosophie ! Le journal conjure les « démocraties » de se montrer justes et… également prudentes… soulignant avec « satisfaction » le projet de loi proposé par le député Doisy au Congrès de Lausanne qui réclame pour les Algériens des représentations sérieuses et garanties. Sans contredit, tout ceci est tout à fait apaisant ! Mais il s’agit maintenant de tout autre chose ! Des nouvelles nous parviennent d’Indochine et qui sont moins agréables du point de vue du « principe des nationalités ». L’Annam vient de connaître une rébellion « sous le drapeau de l’Indépendance nationale. » Bien sûr, L’Humanité, ce journal de mensonge, d’hypocrisie et d’impudence, s’est bien gardée de retransmettre des informations qui concernent cinq millions et demi d’Annamites. Et si nous pouvons donner ces renseignements, bien que censurés, à nos lecteurs, c’est encore une fois grâce à un organe réactionnaire comme L’Éclair

Le jeune empereur d’Annam, Dui-Tahn, jusqu’ici un fantoche décoratif aux mains des Français, se mit en rapport avec les nationaux-révolutionnaires, « ses sujets », organisa sa fuite avec leur concours et se réfugia dans un village d’où il donna le signal de la révolte. Mais les pouvoirs de la IIP se montrèrent à la hauteur. Le rebelle fut arrêté, reconduit à sa capitale Hué, déposé et enfermé en une forteresse où non seulement il pourra tout son soûl se plonger dans la « Déclaration des Droits de l’homme », mais aussi dans la collection complète de L’Humanité depuis le début de la guerre – si toutefois on lui permet de lire les journaux.

Dans ces lointaines contrées, nous citons la Revue Hebdomadaire (pour montrer la distance entre la réalité et une idéologie fortuite), l’âme du peuple bat à l’unisson avec celle du peuple français : en cet Extrême-Orient qui aurait pu se montrer hostile, nous contemplons ce tableau touchant : des milliers de bonzes adressent des prières à Bouddha pour la victoire de nos armes ! etc., etc… Ce fut écrit en l’automne de l’année passée… Dans un mois, quand le jeune empereur aura avalé sa trentième ration de prisonnier, les quelques Français qui eurent connaissance de sa révolte l’auront oubliée et les plumitifs patriotes et sociaux-patriotes reprendront avec flamme le thème du « cœur annamite battant à l’unisson de celui du français ! » C’est peu encore. Chaque fois que Renaudel en se promenant dans les rues de Paris apercevra les avis de mobilisation des Indochinois, il rappellera aux travailleurs de France que la République appelle les petits-frères annamites à venir combattre au nom du « Principe des Nationalités ».

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