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Léon Trotsky 19160727 Comparons a Makarov

Léon Trotsky : Comparons a Makarov

[Naché Slovo, No. 172, 27 juillet 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 183-184]

La presse française fait écho au renvoi de Sazonov, en laissant entendre qu’il eût mieux valu qu’il ne se fasse pas. Non que Sazonov soit irremplaçable ! Au contraire, presque tous les journaux laissent entendre que Sazonov était un médiocre qui accumulait revers sur revers. Avec une ironie respectueuse, on rappelle 1’ « optimisme » extrême de l’ex-ministre : à la veille de la guerre, il affirmait que l’horizon politique n’avait jamais été aussi clair, de façon optimiste il ne prévoyait pas l’entrée en guerre de la Turquie, avec optimisme il croyait que la Bulgarie ne se déciderait pas à marcher contre la Russie, sa « libératrice ».

En un mot, il accomplit toutes les bévues qui firent tomber Delcassé. « Il n’était pas un grand ministre », écrit de Sazonov la Libre Parole. Si la presse française ne se plaint pas du retrait de Sazonov, c’est parce qu’elle n’attendait de lui aucune surprise.

Mais qui est Sturmer? Il n’est qu’un fonctionnaire, non un diplomate de carrière. Mais comme Fa défini Koukolnik, l’essence même du fonctionnaire est de pouvoir devenir et diplomate et accoucheur. Comme Sturmer est devenu diplomate, la presse française peu exigeante lui souhaite de marcher sur les traces de Sazonov, le même personnage qui n’était pas un grand ministre. Donc le changement nous semble superflu. Mais si on commandait à Sturmer d’emprunter d’autres voies… ?

Afin de tranquilliser l’opinion publique, la presse de France, non sans raison, cherche les motifs des changements ministériels dans la politique intérieure russe. Le nœud de l’affaire est que ces changements ne se sont pas bornés au ministre des Affaires étrangères. On a nommé Khvostov à l’Intérieur; c’est un ex-ministre de la Justice, avec un neveu bien connu dont la brillante carrière s’est si lamentablement interrompue. A la Justice est appelé Makarov, ex-ministre de l’Intérieur, l’auteur de la célèbre phrase : « C’était ainsi, ce sera ainsi », prononcée à l’occasion de l’affaire Tréchenkov. Makarov, semblable en ceci à ses deux collègues du triumvirat des « Centuries Noires », Chéglovitov et Maklakov, se considérait comme définitivement enterré dans les milieux libéraux. Sa nomination se révèle d’autant plus brillante.

Il est semblable à Lazare, qui « puait », mais en même temps ressuscitait.

Nous devons citer la Libre Parole qui, mieux que les autres journaux, caractérise la situation : « L’orientation de la politique russe n’a pas cessé de se balancer tantôt à gauche, tantôt à droite… L’évolution vers la droite a été accentuée par l’arrivée au pouvoir de Sturmer qui, s’il n’a pas totalement retourné le glissement vers la gauche, l’a stoppé et mis en position d’attente. La Douma a été convoquée. Mais l’influence de la droite est apparue dès que l’offensive connut un début si brillant. Des changements se sont produits dans les hautes sphères gouvernementales. Au premier plan, surgissent des noms caractéristiques tels que ceux de Makarov et de Khvostov. Le renvoi de Sazonov était désormais inévitable. »

Ce dernier, comme Isvolsky, se regardait comme un « bienfaiteur » de la Douma, car il ne se refusait pas à profiter des sources d’informations et d’influences telles que lui en présentait le Parlement. Sturmer n’est nullement enclin à quelque indulgence envers la Douma. Il est vrai qu’il l’a convoquée, mais c’est pour l’accuser de faiblesse et de patriotisme envers la gauche qui, sous couvert de patriotisme, prépare la prise du pouvoir. Si les débuts de Sturmer furent moins brillants que ceux de son prédécesseur, c’est qu’il lui fallait attendre. Dès qu’il fut évident que l’offensive prenait un cours favorable sur le front autrichien, Sturmer lança son offensive intérieure, désireux de s’égaler à Makarov : « C’était ainsi, ce sera ainsi. » La presse française demande à ses lecteurs de ne pas s’inquiéter au sujet du nom du nouveau ministre. « Qu’est-ce que mon nom a à voir là-dedans ? », demanderait Sturmer, anxieux de rivaliser avec le Russe authentique Makarov. On ne peut, à la vérité, nier que ce nom évoque fâcheusement des personnes que les sociaux- patriotes dénoncent si ardemment : « les Allemands de l’intérieur », et qu’ils ont juré d’exterminer ainsi que les Allemands de l’extérieur. Sturmer porte à ce serment le plus sanglant affront. Le mouvement vers la droite est la conséquence des victoires en Bukovine, et l’Allemand de l’intérieur qu’il s’appelle Sturmer, Khvostov ou Romanov se sent d’autant plus russe que la retraite autrichienne est plus accentuée. C’est en contradiction avec la doctrine social-patriote, mais correspond au bon sens et à la logique des choses.

Qu’en est-il de la politique intérieure de Sturmer ? Le mémoire, remis au souverain et qui a provoqué les récents changements, exige, comme on le sait, la fin de la guerre le plus vite possible. Cela n’empêche pas Sturmer de se prodiguer en affirmations rassurantes. Demain ou après-demain, il déclarera que la guerre doit être menée jusqu’au bout, c’est-à-dire l’écrasement du militarisme prussien et le triomphe de la Justice et du Droit. La politique réelle dépend de « facteurs » plus sérieux que le « programme » de Sturmer.

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