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Léon Trotsky 19160820 Conférence des neutres… conférence des ombres

Léon Trotsky : Conférence des neutres… conférence des ombres

[Naché Slovo, No. 191, 20 août 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 88-91]

De la Conférence socialiste des Partis « Neutres », on ne pouvait attendre ni action décisive, ni pensée nouvelle. A l’instar de leurs gouvernements qui n’osent élever la voix ou protester, les Partis socialistes des nations neutres, se sont convaincus, après la Conférence de Copenhague, de leur impuissance, et ils ont supporté la rupture des relations internationales comme leurs États supportent la guerre, c’est-à-dire, en louvoyant entre les grands du « Socialisme » et en transportant, sous le couvert du pavillon neutre, la contrebande politique, soit en faveur de l’Allemagne, soit en faveur de la France. Au sens politique, les Partis socialistes neutres ne sont que le reflet des partis des grandes puissances, mais à une échelle provinciale. Ni le suédois Branting, ni le hollandais Troelstra, qui mènent chez eux une politique purement social-patriote et hostile à Zimmerwald d’une façon virulente, ne feront époque dans l’histoire du Socialisme. Mais la complète dépendance vis-à-vis des Partis allemand et français, eux-mêmes dépendant de leurs gouvernements, a donné à la Conférence la possibilité de devenir un fait diplomatique international. Tous ces gens ont voyagé, non pas pour ouvrir une campagne contre la guerre, mais pour préparer le terrain au rétablissement de liens diplomatiques entre les socialistes gouvernementaux des deux camps en guerre : c’est tâter le terrain pour l’ouverture de pourparlers de paix.

Il y a deux mois, la censure ne nous permettait pas – on se demande pourquoi ? – de parler du « plan » Huysmans, qui consistait en ceci : établir successivement trois Conférences – « des Neutres », « des Alliés », « des Centraux » – et leur donner la possibilité de voter trois résolutions identiques : une paix rapide sans annexion, le rétablissement de la Belgique et de la Serbie; le droit d’auto-détermination, la liberté du commerce, la reconnaissance de la dette nationale et (comme cela se comprend !) la condamnation de Zimmerwald; après quoi, il ne resterait plus à Huysmans et à Troelstra qu’à constater que tous sont d’accord sur les points fondamentaux et qu’il n’existe plus d’obstacle à la convocation du Bureau international (ce qui signifie l’ouverture non-officielle des pourparlers de paix). Les Longuettistes qui voient en Huysmans le Messie de l’Internationale et la majorité du Parti socialiste français approuvèrent le « plan » et le projet de Conférence, tout en se rendant compte de l’irréalité d’une telle Conférence.

Il est évident que les partis neutres, dont la Conférence constitue le premier stade du « plan », ont leurs vues et leurs buts propres. La prolongation désespérée de la guerre fait planer sur les nations neutres le danger d’une intervention des nations belligérantes ou celui d’une tentative « aventuriste » de la part du gouvernement. Les nations neutres cherchent donc à faire cesser la guerre par l’intermédiaire de la diplomatie socialiste. De plus, Branting livre une lutte sans merci aux partisans de Hoeglund; alors que Troelstra est aux prises avec le groupe Roland-Holst et les « Tribunistes ».

En lutte avec les Zimmerwaldiens qui s’appuient sur leurs relations internationales, il est indispensable aux sociaux-patriotes d’avoir pour eux l’autorité de la IIe Internationale. Mais les buts indépendants des Neutres sont évidemment subordonnés à leur politique envers les belligérants.

La presse française souligna le fait que la Social-démocratie allemande avait été invitée à la Conférence. La direction du Parti français n’accepta pas l’invitation et la presse traita la Conférence d’intrigue de Bethmann-Hollweg, – en dépit de ce que nombre de voix francophiles se firent entendre et trouvèrent leur expression dans la résolution, alors que l’on n’entendit pas une seule voix germanophile, du moins franchement déclarée… La minorité Longuettiste n’eut pas le courage d’envoyer des messages de sympathie : pour ne pas briser les cadres de la légalité, pour ne pas causer de difficultés à la majorité et, principalement, pour ne pas baisser pavillon devant Scheidemann et ses amis.

Se composant de Neutres, la Conférence ne pouvait se consoler en recherchant les « coupables ». Comme il est lamentable et mesquin de venir annoncer au prolétariat, après deux ans de guerre, que Guillaume et François-Joseph souffrent de mégalomanie et ne respectent pas les traités ! La Conférence aurait dû prendre des leçons de Zimmerwald et reconnaître l’Impérialisme comme cause première de la guerre (ce qu’elle fit) mais en réduisant cette affirmation à néant, en prônant « la liberté du commerce comme voie de la paix » : comme si l’Impérialisme s’embarrassait de principes douaniers et comme si on pouvait le renverser en lui subtilisant le protectionnisme !

Reconnaissant que les Empires centraux avaient laissé derrière eux une époque de victoires, Troelstra souligna le caractère de prolongation sans espoir de la guerre et la répugnance de chacun des adversaires à remporter la victoire : il conclut – et la Conférence avec lui – qu’il était indispensable de se « préoccuper » de la cessation de la guerre. Au contraire, Branting est d’avis que les puissances de l’Entente prennent le meilleur; il veut ouvrir de sérieux pourparlers de paix. D’accord avec Branting, la Conférence fit remarquer que les puissances citées avaient été attaquées. Ainsi, balançant leur « neutralisme » entre les deux camps, les diplomates neutres s’efforcèrent de gagner les cœurs de Scheidemann et de Renaudel, auxquels ils proposèrent d’échanger leurs points de vue quant à l’Alsace-Lorraine.

Que peuvent signifier les « réflexions » des Neutres, alors qu’ils ne décident pas du sort des provinces conquises et de celles qui ne sont pas encore conquises ? Que peuvent signifier leurs jugements sur la guerre, alors que d’autres la font ? Les sociaux-patriotes des pays en guerre s’apprêtent-ils à pratiquer une politique indépendante pour défendre leurs « résolutions » internationales ? Non. Les sociaux-patriotes des pays neutres l’exigent-ils ? Non. Que peuvent signifier les résolutions de la Conférence de La Haye ? Nous avons déjà répondu à cette question; ces résolutions sont aussi importantes qu'une bulle de savon. Il ne s’agit pas d’appel au combat, mais de demandes prudentes adressées aux gouvernements belligérants par l’intermédiaire des sociaux-patriotes neutres et des pays en guerre; n’est-ce pas le moment ? L’ombre n’a pas d’existence propre, mais d’après elle, on peut juger des mouvements du corps.

La Social-démocratie allemande salua la Conférence. C’est un symptôme. La presse bourgeoise française l’attaqua avec rage. C’est un symptôme. Mais L’Humanité, la mauvaise conscience incarnée dans le domaine de l’information, a publié un compte-rendu détaillé et, semble-t-il, sincère de la Conférence. La presse bourgeoise a attaqué Renaudel, exigeant de sa part des commentaires purement français. Mais ce dernier ne l’a pas fait et a publié en entier le passage du discours de Troelstra, où celui-ci souligne que la prolongation de la guerre ne fait qu’augmenter l’influence internationale du Tsarisme. C’est un symptôme. Quoi donc ? Nouveaux souffles sur les hauteurs gouvernementales ? Ou perte d’équilibre chez les hautes sphères du Socialisme français, qui jugent bon de maintenir ouverte la porte de La Haye ? Nous ne pouvons nous livrer qu’à des suppositions proches de devinettes. Toute la portée de la Conférence des Neutres revient à une sorte de devinette, à des plans, à des mesures à envisager. C’est le verdict le plus impitoyable de cette Conférence des ombres « Neutres ».

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