Léon Trotsky‎ > ‎1916‎ > ‎

Léon Trotsky 19160908 Dans une atmosphère d’instabilité et de corruption

Léon Trotsky : Dans une atmosphère d’instabilité et de corruption

[Naché Slovo, No. 207, 8 septembre 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 141-142]

Le remplacement de Falkenhayn par Hindenburg au poste de Chef d’état-major (de fait, généralissime) – car le titulaire, le Kaiser, se borne à des discours pieux de « soudard » devant les pasteurs allemands – est un des symptômes déjà apparents de la perte d’équilibre qui se précise de l’autre côté des Vosges. La presse allemande commente le fait diversement : les journaux de l’Impérialisme à outrance dirigé contre l’Angleterre craignent que le nouveau promu tourne ses forces vers l’Est. Inversement, ceux qui voient les opérations sous un angle plus modeste, comme ceux qui ont acclamé la guerre avec le slogan « Guerre au Tsarisme », approuvent le changement et y voient la victoire de leur héros Bethmann-Hollweg sur « l’extrémiste Hindenburg ». Personne ne connaît les intentions du nouveau généralissime. Il s’est toujours déclaré « apolitique ». Les boucheries de ces deux dernières années ont montré l’inanité des grands plans qui n’ont fait de la guerre qu’une guerre d’épuisement.

Les dirigeants de la Social-démocratie allemande, ayant perdu depuis longtemps l’équilibre par suite du mouvement des masses, ont mis massivement en circulation une « pétition pour la paix », moyen de pression sur le gouvernement et apportant leur aide au « pacifique » Bethmann-Hollweg contre les annexionnistes enragés. Mais cette manifestation si pleine de l’amour de la paix, placée sous l’étendard de la « Défense Nationale », a paru dangereuse au pouvoir et celui-ci interdit de solliciter des signatures… Cette entreprise, à moitié chemin de la politique et de l’intrigue, qui veut être un facteur décisif dans la lutte contre les dieux de l’Olympe Hohenzollern, peut-elle arrêter le franchissement de l’Achéron par les masses laborieuses ?

La peur du Pouvoir devant celles-ci est le fait le plus marquant dans la politique intérieure allemande actuelle. Les arrestations des socialistes révolutionnaires se succèdent. Rosa Luxembourg et Franz Mehring sont en prison. Quant à Karl Liebknecht, sa première condamnation a été portée à quatre ans. Selon les juges, ce nouveau verdict devait affirmer leur confiance en eux-mêmes; au contraire, il est un témoignage de leur désarroi. Ce verdict indigne renforce la figure du lutteur révolutionnaire sur l’écran de la conscience universelle. Dans le même temps que les geôliers des Hohenzollern, dont les salaires sont versés patriotiquement par les Scheidemann et les Ebert, « bouclent » Liebknecht, les âmes serviles du Socialisme dans les pays de l’Entente se servent du nom de Liebknecht dans leur lutte contre ses idées et ce, sur le territoire français. Voici des mois que la presse, tirant ses informations de la boue de L’Humanité, raconte que Liebknecht a rejeté la responsabilité entière de la guerre sur les Hohenzollern : considérant les nations de l’Entente comme en état de légitime défense, il accomplit, par son opposition révolutionnaire, le même travail libérateur que Renaudel, Plékhanov, Heydemann et même Mussolini. Ainsi ils se répandent en mensonges sur un homme enchaîné, comme sur un cadavre.

Mais même si Liebknecht est enfermé entre les pierres du cachot, ses déclarations et son action restent des témoignages irréfragables de sa foi politique. « 11 m’est pénible d’écrire ce qui suit (Liebknecht s’exprimait ainsi dans sa lettre aux socialistes anglais en décembre 1914) alors que notre aurore porteuse d’espoir, l’Internationale, est par terre, fracassée, et que de nombreux socialistes des pays en guerre – y compris l’Allemagne – suivent volontairement le char de l’Impérialisme… Mais je suis fier et heureux de vous adresser mon salut [au Parti Indépendant des Travailleurs] à vous qui, ensemble, avec nos camarades serbes et russes, avez sauvé l’honneur du Socialisme dans cette bourrasque démente… Toutes ces belles paroles comme « défense nationale » et « libération des peuples » dont l’Impérialisme se sert pour orner ses instruments de mort ne sont que tromperies. Chaque parti socialiste trouve son propre ennemi, l’ennemi de l’Internationale, en son propre pays. » N’est-ce pas assez clair ? Liebknecht a combattu l’ennemi en son propre pays. Il est nôtre, non vôtre ! Toute sa dernière activité est restée fidèle à la ligne de Zimmerwald, où il se trouvait dans les rangs du groupe révolutionnaire « Internationale » (Luxembourg-Mehring). Quand on pense que les déclarations les plus significatives de Liebknecht furent publiées dans L’Humanité !

Les gens ont la mémoire courte ! Pourquoi ne transforme-t-on pas le prisonnier des Hohenzollern en allié des Romanov ? Âmes basses ! La fraternité de L’Humanité, de Prisiv1 avec Liebknecht apparaîtra dans l’histoire de cette époque maudite comme l’exemple le plus frappant de la corruption social-patriote !

1 Prisiv use, dans sa traduction, du mot « tract ». Nous n’avons pas vu l’original mais il est clair que le mot employé fut Blatt (journal, publication). Les motifs de Prisiv sont les mêmes que ceux de Gourliande, qui traitait la presse d’opposition de « tracts gauchistes ».

Kommentare