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Léon Trotsky 19160325 De l’autre côté des Vosges

Léon Trotsky : De l’autre côté des Vosges

[Naché Slovo, No. 72, 25 mars 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 127-129]

Un journaliste espagnol raconte que Südekum est fatigué de la guerre. Elle est plus longue qu’il ne l’avait prévu en septembre 1914. Le slogan, alors, était « Guerre au Tsarisme ». Puis il changea et devint : « Contre l’Angleterre », du moins dans les publications des classes dont la guerre sert l’intérêt. Personne ne proposa d’amener le drapeau de l’anti-tsarisme. Tous comprenaient qu’il facilitait le travail des sociaux-patriotes, égarant le prolétariat. Dans les cercles d’initiés, naquirent des divergences sur le point suivant : Contre qui diriger les coups les plus vigoureux ? Ces différences n’eurent pas le temps de croître jusqu’à un antagonisme politique. Elles trouvèrent un terrain d’entente momentané dans le cours même des opérations. Südekum, et ceux dont il exprimait les idées, pouvaient escompter que l’Allemagne industrielle et la Russie agricole se compléteraient, alors que la lutte contre l’Angleterre était une question de vie ou de mort. Les conservateurs et les nationaux-libéraux bénissaient le travail d’Hindenburg à l’est, qui devait lui assurer, par la suite, les mains libres sur le front occidental. Ces gens souhaitaient une paix séparée avec la Russie. D’autre part, les milieux financiers liés autrefois à l’Angleterre et l’Amérique considéraient comme leur principal ennemi non la Russie tsariste, évidemment, mais celle de demain, industrialisée et par conséquent militairement invincible. Ils regardaient comme leur devoir de s’entendre avec l’Angleterre et réclamaient une action décisive sur le théâtre d’opérations occidental. Les contradictions impérialistes éclatèrent à maints stades du conflit, se répercutant sur tous les fronts. Par la dynamique même des opérations, on atteint Londres et Paris à travers Varsovie et par Verdun, on touche Pétrograd.

Plus le champ d’action s’étend, plus il est clair que le contrôle économique et politique, – c’est-à-dire impérialiste – , de la guerre devient de moins en moins réel, que les luttes politiques et les slogans sont obligés de suivre comme des ombres les avances et les chocs des masses humaines. Le militarisme qui devait jouer le rôle du serviteur soumis de l’Impérialisme, devient presque autonome – c’est la logique des choses – , dévorant automatiquement les forces du pays.

Tout accroissement de la ligne générale des fronts, provoqué presqu’exclusivement par les succès allemands, a fait naître ensemble l’orgueil patriotique et la stupeur politique dans le cœur des classes dirigeantes. Cet accroissement pose chaque fois de nouveaux problèmes historiques, étant donné l’imprécision des possibilités militaires et productrices. Au vingtième mois de la guerre, un journal Kölnische Volkszeitung, bien vu des sphères dirigeantes, écrit : « Il faut donner au peuple allemand un idéal de guerre… L’homme qui lui procurera cet idéal sera appelé grand par l’Histoire. » Il est parfaitement naturel que les difficultés soulevées par l’accumulation même des succès conduisent à une aggravation des contradictions impérialistes. Le fondement objectif de cette crise qui a pris un tour extrêmement aigu dans les cercles dirigeants, se révèle significativement par la mise à la retraite de l’amiral Von Tirpitz, membre d’un cercle violemment anti-britannique. Dans le langage des intrigues bureaucratiques, cela veut dire : « Victoire » pour le chancelier, empirique remarquable en ce qui concerne les fluctuations de la guerre.

La crise intérieure chez les dirigeants s’accroît par suite du mécontentement des dirigés. Le maintien au pouvoir d’une bande d’exploiteurs durera jusqu’au jour où ce mécontentement se changera en révolution. Pour le moment, une atmosphère de méfiance et de nervosité règne au Reichstag. Fatigués par la guerre, les partisans de Südekum se pressent peureusement autour du chancelier, dans le possibilisme impérialiste duquel ils voient la ligne de moindre résistance (pour les dirigeants et pour eux-mêmes).

A la dernière séance du Reichstag, les sociaux-patriotes ont sauvé leur « anti-annexionniste » Bethmann-Hollweg. Au contraire, pour l’aile gauche du Parti, la prise de conscience sans cesse croissante des masses, l’inquiétude des dirigeants créent des circonstances on ne peut plus favorables. Au Landtag, cette citadelle des Junkers, Liebknecht a, – suivant un télégramme de Havas – , « appelé les combattants des tranchées à pointer leurs armes sur l’ennemi commun, le Militarisme et le Capitalisme ».

Les travailleurs de Essen, le fief de Krupp d’où partent pour le front les machines infernales de mort, s’unissent dans l’opposition par l’intermédiaire de leurs représentants. Si, aujourd’hui, ceux qui fabriquent les canons font écho à la voix de Liebknecht, demain ce sera le tour de ceux qui les pointent.

Alors la résolution des contradictions marchera à pas de géant et les masses laborieuses allemandes – et non seulement d’Allemagne – , trouveront l’idéal pour leur propre guerre. Liebknecht et ses amis ne peuvent douter de ce que chaque voix révolutionnaire éveille un écho à deux résonances dans les conditions actuelles.

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