Léon Trotsky‎ > ‎1916‎ > ‎

Léon Trotsky 19160305 De la guerre d’usure a la guerre de mouvement

Léon Trotsky : De la guerre d’usure a la guerre de mouvement

[Naché Slovo, No. 55, 5 mars 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 123-125]

Quelle que puisse être l’issue de la bataille de l’enfer de Verdun, elle revêt une immense portée politique pour les deux pays. Une guerre prolongée « d’usure » est devenue une impossibilité psychologique et matérielle pour les deux camps. Les classes dirigeantes qui savent mieux que nous sur quel terrain elles s’engagent, quelles sont les ressources dont elles disposent encore, quelle est la mentalité du soldat, quelles sont les dispositions à prendre, se trouvent devant l’impérieuse nécessité de passer de la « guerre d’usure » à la guerre de « mouvement ». La presse française explique l’offensive allemande devant Verdun comme un « caprice vaniteux » de la part du fantoche qui porte le titre de « Kronprinz ». Comme si les péripéties de la guerre ne dépassaient pas de très haut tous les fantoches dirigeants ! La guerre « de mouvement » convenait au Kronprinz, mais sous cette appellation ne se poursuit-elle pas cette lutte politique à demi-étouffée qui a pris un caractère si aigu en France, justement à la veille de la bataille de Verdun ? Clemenceau, le fameux « tombeur » de ministères, exigea que le gouvernement expliquât comment il comptait sortir de l’impasse que constitue la guerre de tranchées ? Il lui fut répondu que la conduite des opérations militaires était du ressort du Haut- Commandement. « Si vous n’en êtes pas responsable, répondit Clemenceau, vous l’êtes du moins en ce qui concerne le choix de ceux qui dirigent ces opérations. » Ce dialogue qui dure depuis des mois et qui a irrité les adversaires de Clemenceau et ceux dont il voulait se faire des partisans, a fini par aller plus loin que ne le désirait le « Tigre » et a donné à réfléchir. « Pourquoi la guerre d’usure nous conduirait-elle à la victoire ? Pour chasser l’ennemi, il faut entreprendre la guerre de mouvement. Pourquoi ne la fait-on pas ? »

La petite bourgeoisie représentée par le radicalisme – ce mélange d’impuissance idéologique et d’irresponsabilité politique en ce qui concerne les proportions mondiales de la guerre • – répète sans cesse : « Quand cela finira-t-il ? Pourquoi ne fait-on pas la guerre de mouvement? », et lève les yeux interrogativement vers le pouvoir qui lui répond que c’est l’affaire exclusive du Haut- Commandement. Le radicalisme, au lieu de se rendre compte des conditions techniques et sociales de la guerre actuelle, se replonge dans les recettes « salvatrices » de la Grande Révolution. Il appelle au secours les ombres du Comité de Salut public, la Convention, les jeunes généraux entre le triomphe et la guillotine, les Représentants en mission aux armées, etc. Ces recettes constituent le remède infaillible menant à la victoire. Aux côtés des généraux et colonels en retraite, de tous ces stratèges en chambre, sont apparus de nouveaux professeurs d’histoire radicaux qui éclairent chaque jour l’opinion sur les conceptions de l’État-major Est-ce la peine d’ajouter que les socialistes ne s’élèvent pas d’un seul centimètre au-dessus de ces archaïsmes.1 Renaudel a emprunté à Vaillant l’idée du Comité de Salut public. Pour en arriver à la guerre de mouvement, il faut une concentration suprême des pouvoirs ou une dictature « révolutionnaire » représentant la souveraineté populaire en un Comité de Salut. Le sceptique Clemenceau a repris « l’idée » non sans quelque ironie. Si le salut provient de la concentration des pouvoirs, pourquoi le ministère ne crée-t-il pas un tel organisme ? Tout simplement parce que le gouvernement est bien distinct de la majorité radicale du Parlement. Le ministère agit et délibère dans les coulisses, tout comme le Haut-Commandement, et l’Assemblée capitule chaque fois que le pouvoir pose la question de confiance.

Mais si cette position supra-parlementaire du pouvoir, par ailleurs soumis au Haut-Commandement, incite le camp radical à réclamer une dictature jacobine, à droite, on penche vers le Césarisme. Dans le Figaro, Capus publie une lettre de « l’Empereur » à « mon fidèle général Sarrail et à « mon Premier Ministre Briand ». Il ressort de ces deux missives, écrites dans le plus pur style académique, comme deux fois deux font quatre, que pour sauver la France, il ne manque plus que César ! Le Comité de Salut public ou César ! (N’oublions pas que César est issu de ce Comité.) La passivité du Parlement devant le gouvernement est devenue intolérable, de même que l’immobilité sur le front.

« La guerre de mouvement ! » L’artillerie lourde devant Verdun dénonce le désarroi régnant de « l’autre » côté des lignes ! « Là-bas » aussi, on ne peut plus y tenir, on cherche la « guerre de mouvement ». La guerre dévoile à tous les peuples son caractère le plus atroce, infernal. Le tonnerre des canons est l’expression de la suprême cruauté mais aussi de l’épouvante des dirigeants devant l’impasse. Quelle que soit la portée militaire des combats de Verdun, leur signification politique est incomparablement plus grande. C’est à Verdun que se lève « notre » jour proche ! A Berlin et ailleurs, « ils » ont voulu la guerre de mouvement… ils l’auront !

Kommentare