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Léon Trotsky 19160621 Déception et inquiétude

Léon Trotsky : Déception et inquiétude

[Naché Slovo, No. 143, 21 juin 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 179-181]

Les travaux prioritaires de la Douma lui commandaient d’envoyer dans les pays alliés une délégation de parlementaires du Bloc libéral. Protopopov, Gourko et Milioukov n’ont pas seulement apporté aux capitales étrangères l’annonce de la farouche résolution du pays « jusqu’au bout », mais ils leur ont montré la grande signification du Parlement russe. Leur aurait-on confié une pareille mission si la Douma n’avait pas la direction suprême ? Les aurait-on choisis, eux, députés du Bloc progressiste, si la Douma n’était pas la « représentation populaire » ? Que de toasts à Londres, Paris et Rome, en l’honneur de la Douma !

L’ouverture de la session a devancé de très peu le début de l’offensive russe sur les fronts de Volhynie et de Galicie. La presse française reproduit les traits de Chingarev, le président de la commission de guerre parlementaire à laquelle on doit la renaissance de l’armée russe, après l’écroulement de l’an dernier. Albert Thomas a rapporté la meilleure impression quant au travail des Comités de l’industrie de guerre en ce qui concerne la production des canons et des projectiles. Tout ceci ne peut que renforcer de façon extraordinaire la signification politique des organisations sociales œuvrant à l’arrière. Quand l’union de la bureaucratie et de la bourgeoisie (avec leurs intermédiaires sociaux-patriotes) se couronnera d’une victoire sur l’Autriche, il faudra assister à un autre triomphe… dans les murs du Palais de Tauride.

De nouveau, nous avons devant les yeux le spectacle d’une expérience enrichissante. Rendons justice à Sturmer : il a tout fait pour que l’expérience prenne une apparence presque chimiquement pure.

Sturmer avait déclaré, lors de la dernière session, qu’il fallait d’abord la victoire : ensuite viendraient les réformes. Par conséquent, la Douma devait se limiter aux projets de loi dictés par les exigences du moment. La bourgeoisie libérale, bien que le ton du discours l’ait pu offenser, se déclara d’accord avec les vues du Premier ministre. Déjà les sociaux-patriotes, les francs-tireurs de l’Impérialisme enseignent aux travailleurs : d’abord la victoire, ensuite les réformes. La tactique du Bloc progressiste se fondait sur l’utilisation de la guerre, ce qui signifie actuellement : pour les dirigeants du mouvement la lutte pour les influences, et pour les braves francs-tireurs, la lutte « pour le pouvoir ».

Mais voilà que le Pouvoir publie d’un seul coup neuf décrets, en dépit de la Douma, en vertu du fameux article 87. Tous ces décrets, l’impôt sur le revenu, les réparations des dommages de guerre, le tabac, etc., etc., sont créés pour démontrer que le gouvernement comprend si bien les exigences de l’heure qu’il se passe fort bien des avis des parlementaires. La presse de droite a expliqué ainsi ce geste signifiant la cessation de la session… faute de besoin. Simultanément Sturmer présentait au souverain un mémoire suivant lequel les Comités de l’arrière entreprenaient des opérations de trop grande envergure et devaient être ramenés à leurs justes proportions. Les Comités de l’industrie de guerre, se plaint Goutchkov, « connaissent des temps très pénibles, juste quand “ l’aurore de la victoire ” se lève », et toute organisation sociale devient indésirable.

On ne peut exiger du pouvoir impérial un plus grand éclaircissement de la situation. Sturmer n’a pas trouvé de nouvelles phrases, mais les anciennes suffisent. Mais… que diront les sociaux-patriotes ? Les plus malins se taisent ou parlent des excès des Hohenzollern et des Junkers; les « simplets » déclarent : nous attendons des progrès marquants de la part du Bloc progressiste. Les sociaux-libéraux, les falsificateurs du Marxisme, répètent : le Parti Kadet est dans l’impasse, « Maintenant ou jamais », et menacent la bourgeoisie libérale si celle-ci ne veut pas s’engager sur le chemin de la « lutte décisive ». Mais ces falsificateurs du Marxisme ne sont que la frange de la bourgeoisie : leurs menaces n’empêchent pas les Milioukov de dormir patriotiquement.

L’inquiétude dans les cœurs des politiciens du Bloc progressiste et de leurs partenaires bureaucratiques découle d’une tout autre source. De ceci témoigne le soudain intérêt manifesté par la Douma pour la question ouvrière.

Trois des fameux décrets cités plus haut ont été tirés des archives et présentés à l’ordre du jour : les maladies professionnelles, le travail des femmes, le repos légal des employés de commerce. Ils portent la marque de la lésinerie. Ils sont les témoins de la promptitude avec laquelle la Russie du 3 Juin a ramassé ces bribes de socialisme… Leur présence à l’ordre du jour illustre, de façon on ne peut plus nette, le dicton allemand : « Quand le sol devient brûlant sous les pieds… » La Douma, traitée par la réaction comme un citron pressé, tente de lui porter secours en son propre abaissement, jetant trois seaux d’huile sur les vagues du mouvement ouvrier ! Ces messieurs les candidats aux ministères, demandant la pleine confiance, jouissent moins que quiconque de celle des prolétaires. Robespierre a dit, je ne sais plus trop quand, que la démocratie était la méfiance organisée. Rendre plus profonde cette méfiance chez les membres du prolétariat, l’organiser, lui donner un caractère actif…, c’est le problème de la Social-démocratie révolutionnaire.

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