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Léon Trotsky 19160907 « Des arguments solides »

Léon Trotsky : « Des arguments solides »

[Naché Slovo, No. 206, 7 septembre 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 139-141]

« Le Renseigné » écrivant dans La Libre Parole continue à donner libre cours à son mécontentement devant la politique des Alliés en Grèce. Le demi-rébellion de Salonique dont la presse française a fait « toute une histoire », la présentant comme un soulèvement national des Hellènes, « s’avère » comme étant de plus en plus un événement de peu d’importance, une intrigue locale, contre laquelle, cependant, les autorités se trouvent désarmées. Les Alliés sont allés, pourtant, jusqu’à demander le désarmement de l’armée restée fidèle au gouvernement ! « A quoi cela rime-t-il ? demande « Le Renseigné ». Est-il un exemple que la Grèce ait opposé un refus aux exigences formulées « sur un ton convenable » et appuyées par de « solides arguments » comme une flotte de guerre de 30 unités ?» Le journal se refuse absolument à reconnaître le « génie » de Briand qui use « d’arguments solides » un an et demi trop tard.

Prisiv nie également l’habileté de la diplomatie française dans les manœuvres qui doivent convaincre la Roumanie et la Grèce de la justice de la cause des Alliés. Le succès en cette affaire est dû non pas au Quai d’Orsay, mais aux travailleurs moscovites et aux paysans de Samara dont l’avalanche de cadavres a donné une impulsion victorieuse aux convictions nationales des masses laborieuses hellènes et roumaines. « Sur cette terre règne encore la Justice. »

C’est ainsi que s’exprime le journal social-patriote russe, observant les manœuvres de la flotte alliée dans le Pirée. Renaudel découvre, à travers les épaisses vapeurs se dégageant des incidents balkaniques, la continuation sans défaillance du droit des peuples. Wilson prononça un discours digne de la « démocratie », qui malgré tant de difficultés s’efforce d’affirmer sa volonté pacifiste (L’Humanité). Il est vrai qu’il faut vendre le plus vite possible les Antilles aux Américains, sinon le « pacifiste » Wilson s’en emparerait de force ! Mais il reste clair que, plus le militarisme donnera de territoires au pacifisme nord-américain, plus le succès de ce dernier sera grand !

Épaulé d’une part par les « arguments solides » en usage au Pirée, de l’autre, par la volonté inébranlable du pacifisme américain, Renaudel – autant que l’on puisse en juger – , ne voit pas le moindre motif de satisfaire la résolution du dernier Comité national, exigeant du gouvernement la proclamation « des buts de guerre ». Quand les moyens sont irréprochables, les buts à atteindre le sont aussi ! Renaudel, la conscience en paix, laisse le soin à son « jeune frère », Jean Longuet, de s’occuper des « buts de guerre ». Mais pour faire la balance, il y a, comme rédacteur au Figaro, Monsieur Capus. Cet ancien vaudevilliste, « boulevardier » bien connu, s’est occupé des « alcôves » parisiennes, ce qui le rend tout à fait apte à juger de la vraie nature des relations internationales. Clemenceau le traite d’ami de Briand et de Poincaré. Nous n’en savons rien. Mais si Capus a de si chers amis (il est probable qu’il ne leur est pas bon marché), la vérité lui est encore plus chère. « Les débats sur « les buts de guerre » sont absolument vains : ils ont cessé aussi bien en Angleterre qu’en France et en Allemagne. » Il ne pouvait pas en être autrement. « Il est évident que la fin de la guerre ne dépend pas des volontés individuelles d’un quelconque gouvernement, mais la guerre se terminera seulement quand elle aura atteint ce qu’elle exige de nous… Hier, la Roumanie a participé avec ses exigences nationales, demain, peut-être, ce sera le tour de la Grèce. »… « On pourrait penser que l’entrée en lice de nouvelles forces et de nouveaux appétits accélérerait le processus de la guerre en faisant incliner les gouvernements vers la conclusion rapide de la paix. »… « Au contraire. Nous commencerons seulement à voir clair en ce chaos quand un des groupes belligérants se rendra entièrement à merci. Alors seulement les tendances profondes de la guerre déclenchée en 1914 éclateront au grand jour et les conditions de paix en découleront tout naturellement. » (Et indépendamment de la volonté de Monsieur Longuet.) Pressentant cette situation, l’impatient journal radical-annexionniste Le Rappel témoigne de l’accroissement sans cesse accru du mouvement « de l’opinion générale » qui réclame la rive gauche du Rhin, où Renaudel plante les drapeaux du Droit et du Pacifisme.

Mais ce n’est qu’une musique du futur. Pour le moment c’est le chaos qui règne où les puissances se débattent impuissantes. Les peuples se taisent, les machines de destruction développent leur force de mort, seuls « arguments solides » employés de part et d’autre.

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