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Léon Trotsky 19160719 Divergence fondamentale

Léon Trotsky : Divergence fondamentale

[Naché Slovo, No. 165 et 166, 19 et 20 juillet 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 131-135]

Les bases politiques de « l’Internationalisme » de l’industrie de guerre

Dans le n° 5 des Izvestia – publication à laquelle appartiennent Axelrod, Martov, Martinov, etc…, l’on trouve deux déclarations des Menchéviks moscovites et pétersbourgeois sur la guerre. La première est signée par le Groupe d’initiative Moscovite et le Groupe K.D.; la seconde, seulement par le Groupe d’initiative. L’ampleur des documents, comme il arrive souvent, s’accompagne d’un vague extraordinaire. Les auteurs se déclarent partisans de Zimmerwald et s’efforcent de formuler une position internationaliste. Mais les traits caractéristiques de cette dernière sont presque insaisissables, tandis que, par ses conclusions pratiques, elle s’appuie sur les Comités de l’industrie de guerre.

« Dans le conflit mondial actuel, écrivent les auteurs des documents précités, notre compréhension des problèmes doit nous différencier de celle de la bourgeoisie, même de la bourgeoisie démocratique [!…] Nous ne devons pas seulement nous préoccuper du sort de la patrie, mais saisir les contradictions fondamentales du moment, nous rendre compte du danger contre lequel il faut se défendre, non seulement d’un point de vue national purement égoïste, mais du point de vue de toute l’Internationale. » Cette citation est caractéristique de l’esprit du document qui exprime des idées simples en termes compliqués, adaptés à la mentalité de « Défenseurs » que ce document révèle. Se déclarant en principe contre les « Défenseurs », les Groupes susnommés s’adressent non aux masses laborieuses, mais aux Sociaux-patriotes. C’est tout naturellement qu’ils cherchent un langage commun avec eux. Et l’on doit dire qu’ils le trouvent sans peine.

Nous avons déjà dit que les deux groupes menchéviks adhérant à Zimmerwald défendent tactiquement – et avec quelle flamme ! – la nécessité de participer aux Comités de guerre : il faut entendre par là que ce n’est pas pour s’occuper de la « Défense », mais pour « faire avancer les problèmes », « pour rassembler les forces » etc. Ainsi l’accord avec les sociaux-patriotes paraît être, de prime abord, purement tactique. Mais les uns sont pour la « Défense », et les autres, pour la lutte internationale. Martov et d’autres Menchéviks ont souvent accusé Naché Slovo de refuser de voir la contradiction entre les raisons qui poussent d’une part Potriessov et de l’autre Dan à entrer dans les Comités de guerre. Nous avons répondu par la question : comment se fait-il que nos « Internationalistes », en pleine contradiction politique avec les Sociaux-patriotes, peuvent coexister sous la férule de Gvosdiév ? On nous a répondu par des références à des problèmes non-expliqués, à des malentendus, et on a proposé de suspendre la lutte contre les Gvosdiéviens tant que ne seraient pas arrivés, de la part du Secrétariat pour l’Étranger, des messages explicatifs et pleins d’exhortations. Mais même après réception de ces messages, les Internationalistes ne se sont pas rendus. Au contraire, le défunt Naché Goloss de Samara et les documents que nous venons de citer, défendent « l’anarcho-syndicalisme » tournant le dos à la politique de l’industriel de guerre et s’efforçant en bonne conscience de montrer que des motifs de principe parfaitement suffisants militent en faveur d’une collaboration avec Gvosdiév. Dans l’explication de ces motifs, se trouve, à notre avis, la principale signification des deux documents.

« La guerre a largement contribué au processus d’organisation des forces générales politiques en Russie. L’opposition bourgeoise, dont le principal défaut consiste dans son indifférence envers les questions d’organisation fondamentales de la société russe et envers les tentatives du prolétariat de les résoudre, cette opposition s’est engagée sur la voie du rassemblement des forces collectives. Il est de l’intérêt du prolétariat de soutenir le travail politiquement organisateur de l’opposition et d’y verser la force de travail d’une large démocratie. Le prolétariat doit baser sa tactique sur le principe de coordination des activités politiques. Il doit diriger ses premiers coups, non sur les adversaires d’une future Russie pleinement démocratisée, mais sur les partisans de la dictature actuelle de la noblesse et de la bureaucratie. »

On retrouve la « tactique de base » dans le second document. « Nous devons, dans notre lutte contre le pouvoir, rechercher des contacts avec l’opposition bourgeoise. » Et plus loin : « la bourgeoisie ne peut renverser le pouvoir sans le prolétariat, pas plus que celui-ci ne peut le faire sans la bourgeoisie ».

Ici nous touchons au nœud même du problème, à la différence des explications embrouillées dont les lzvestia se servent pour définir leur position.

Les Internationalistes dans l’industrie de guerre ne veulent pas assumer la responsabilité de la « Défense ». Ils insistent sur l’impérieuse nécessité de combattre le Tsarisme sans se soucier des conséquences directes de la guerre. Mais ils estiment que le prolétariat ne peut lutter qu’avec la coopération de l’opposition bourgeoise. Pour cette raison, ils demandent que les prolétaires entrent dans les institutions de la « défense libéralo-bourgeoise ».

Cette position fausse, de bout en bout, lie de la façon la plus étroite les Internationalistes aux Sociaux-patriotes et nous explique pourquoi les premiers, sous le drapeau gvosdiévien, sont hostiles aux Internationalistes révolutionnaires.

Si nous allons au-devant d’une révolution où la bourgeoisie, de concert avec le prolétariat, combattra le pouvoir, il nous faudra, évidemment, nous efforcer de parvenir à la coordination des actions politiques. Et comme l’activité politique de la bourgeoisie d’opposition se déroule sur le terrain de la « Défense nationale » (Impérialisme), il nous faudra, pour ne pas rompre avec la bourgeoisie, nous placer sur le même terrain, tout en « déclinant » toute responsabilité des actions du militarisme. Se trouver sur un terrain commun avec la bourgeoisie revient à subordonner le mouvement révolutionnaire au mouvement oppositionnel de la bourgeoisie libérale. Le prolétariat, à ce qu’il semble, ne peut renverser le pouvoir « sans la bourgeoisie ». Cela signifie que le prolétariat est destiné à la défaite, s’il se retourne contre la bourgeoisie. Bien que les Internationalistes reconnaissent (dans les déclarations !) l’indépendance du mouvement ouvrier, ils la soumettent à une petite restriction – sous la forme de la coordination – et la placent sous la coupe de la politique du libéralisme. Comme celle-ci place son opposition sous la dépendance de la politique étrangère, « le principe de la coordination des actions politiques » conduit à ce que les Comités de l’industrie de guerre deviennent de simples rouages dociles où l’énergie révolutionnaire du prolétariat sera limitée, puis neutralisée dans l’attente d’une coopération révolutionnaire de la bourgeoisie. Et ceci est indépendant du fait : qui siégera dans les Comités ? Gvosdiéviens ou partisans de Dan ? La politique du prolétariat – par l’intermédiaire de la coordination des actions politiques – dépendra de la politique de l’Impérialisme, avec cette différence d’avec les Sociaux-patriotes, qu’elle sera masquée par des kilomètres de déclarations.

Deux lignes de tactique qui s’excluent mutuellement

Nous venons de voir que les Internationalistes de l’industrie de guerre (Le Groupe d’initiative, etc.) admettent le principe de la coordination avec les Gvosdiéviens. L’opposition bourgeoise, semble-t-il, est en route pour rassembler les forces éparses. Il s’agit, visiblement, du bloc progressif, des conseils municipaux, des Comités de guerre, etc… Bref, des forces des classes bourgeoises sur une base impérialiste et qui collaborent de fait et en principe avec une opposition formelle à la bureaucratie. L’essence même de l’œuvre politique de l’opposition consiste à développer et à approfondir les effets du 3 juin; contre la réconciliation de la monarchie, des agrariens, des financiers et des industriels sur une base capitaliste, l’opposition bourgeoise est d’avance limitée et soumise. Penser et espérer que la pression d’une opposition bourgeoise dépasse le cadre des jeux de société et s’exerce au renversement de la monarchie (impérialiste), c’est ne rien comprendre aux groupements sociaux et politiques russes, pas plus qu’aux déroulements historiques. La pression « oppositionnelle » bourgeoise n’a pas seulement pour but de conserver son influence sur les classes bourgeoises, mais de lier la discipline du pouvoir impérialiste par l’Intelligentsia petite-bourgeoise et, au moyen de celle-ci, les masses laborieuses. Si, en France, la forme républicaine et la tradition enracinée de la Révolution, si en Allemagne, la puissance culturelle et industrielle servent à discipliner la conscience du peuple et à la soumettre au pouvoir impérialiste, en Russie l’unique ressource de la bourgeoisie est ce geste oppositionnel qui complète et masque la collaboration impérialiste, ou comme chez les Kadets des complaisances de mauvais aloi.

Le Tsarisme ne peut rallier les masses au 3 juin, qui n’est pas une conception fortuite et passagère, mais l’expression russe de la combinaison pan-européenne de forces historiques. Le Social-patriotisme ne représente pas en Russie une capitulation directe et franche devant le pouvoir, mais une coordination des forces politiques avec le corps bourgeois afin d’exercer une pression sur le régime. Mais le rôle servile du Libéralisme est si évident que le Social-patriotisme, c’est-à-dire la transposition du « Kadettisme » dans le mouvement ouvrier (Potriessoviens, Gvosdiéviens), est conduit inévitablement à se compromettre et à se priver de la confiance des masses laborieuses. De même que l’opposition libérale est indispensable à l’Impérialisme pour contenir la bourgeoisie, de même « l’Internationalisme » dans l’industrie de guerre est indispensable pour maintenir les masses dans l’obéissance, non directement, mais non moins efficacement. Il est évident qu’il ne s’agit pas des Comités de guerre en eux-mêmes, mais de la conception historique et des tactiques fondamentales qui en découlent. La déclaration des Menchéviks moscovites et pétersbourgeois donne les garanties indispensables, non à l’Internationalisme, mais au bloc impérialiste. Le travail de ce dernier – sur la base d’un Impérialisme barbare – est le « rassemblement des forces collectives ». Et le prolétariat a l’obligation de porter aide à cette œuvre. La victoire de la révolution pose comme condition la collaboration du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste. Une politique indépendante du prolétariat est regardée comme une tentative désespérée. Il en ressort que la lutte des prolétaires n’est plus, bien que dissimulée sous des flots d’éloquence, qu’une aide au développement du Libéralisme qui n’est autre, à son tour, qu’un appui de l’Impérialisme. Ainsi, à première vue, l’alliance de Zimmerwald avec les Gvosdiéviens est incompréhensible. Collaborer avec la bourgeoisie libérale contre Gvosdiév ou malgré lui est impossible; il est le lien indispensable. Mais amener à une semblable collaboration de larges couches de travailleurs au moyen des manifestes de Plékhanov ou des conversations de Gvosdiév avec Sturmer est encore plus impossible; il faut des principes plus élevés, des slogans plus populaires. De là la nécessité des « Internationalistes » de se référer à Zimmerwald, du moins à sa phraséologie, car l’essence révolutionnaire de Zimmerwald, comme le montrent les documents cités, est pour leurs auteurs un livre à sept sceaux (de l’hébreu !).

Baser sa tactique sur une coopération avec une activité impérialiste, partant anti-révolutionnaire, c’est refuser non seulement l’Internationalisme, mais aussi la Révolution. Il est plus juste de dire : du refus d’une politique internationaliste et prolétarienne indépendante découle le refus de mener le combat révolutionnaire contre le Tsarisme. Quelles forces révolutionnaires peut rassembler le prolétariat autour de lui s’il renverse le drapeau d’une lutte implacable contre le bloc impérialiste ? La question ne peut être résolue que par la pratique de la lutte révolutionnaire. Mais si le prolétariat russe ne peut « seul » renverser le régime, cela signifie seulement pour nous : sans le prolétariat européen, mais non sans la bourgeoisie russe. Il est hors de doute que la Révolution en Russie ne peut être menée « jusqu’à la fin » qu’en rapport avec la Révolution prolétarienne victorieuse en Europe. De cette perspective découle la nécessité de la plus étroite coordination avec le prolétariat européen (Zimmerwald est là !), mais en aucun cas avec la bourgeoisie russe. La coordination des actions du prolétariat européen ne peut prendre un caractère attentiste, c’est-à-dire que la phraséologie de l’Internationalisme ne peut servir de paravent à la passivité nationaliste. En rompant tous les liens avec les partisans de la « Défense», en mobilisant les masses prolétariennes contre le bloc impérialiste, nous libérerons l’opposition allemande, nous élargirons son influence à toute l’Europe et nous lancerons les Zimmerwaldiens sur tout le continent. Il est clair que cette (notre) politique nous dressera violemment contre l’opposition bourgeoise russe. Cette perspective épouvante les auteurs du document, opportunistes jusqu’à la moelle des os, et ils tentent, à leur tour, d’effrayer le prolétariat. C’est précisément sur ce terrain qu’il faut engager la lutte. C’est là qu’il faut soulever la question en l’élevant au rang d’alternative de principe : la coordination avec la bourgeoisie libérale, ou avec le prolétariat européen, au nom de la révolution européenne ?

Placer la question à cette hauteur, c’est entamer une lutte sans merci contre l’idéologie et la politique, dont l’expression est contenue dans la déclaration des Menchéviks pétersbourgeois et moscovites, imprimée dans le n" 5 des Izvestia.

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