Léon Trotsky‎ > ‎1916‎ > ‎

Léon Trotsky 19161103 Encore sur le voyage du député Tchkhéidzé

Léon Trotsky : Encore sur le voyage du député Tchkhéidzé

[Natchalo, No. 29, 3 novembre 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 141-143]

Dans le Bulletin n° 1 du Comité pour l’Étranger du Bund (septembre 1916), nous lisons un article diffus de Martov (« Le danger de la simplification ») défendant le fameux voyage du député Tchkhéidzé L’article contient, à côté du rapport des faits et de précisions complémentaires, une philosophie de l’action politique se rapportant au cas en question. Mais ce qui nous intéresse, par-dessus tout, ce sont les éléments tangibles de l’article.

Martov parle de la participation du peuple russe aux pogroms caucasiens provoqués par la vie chère. A ce sujet le maire de Soukhoum a télégraphié au député Tchkhéidzé. Suivant le journal marxiste caucasien, la police de Soukhoum avait arrêté à la tête de la foule grondante un certain Karp Pédanov et trouvé sur lui un document signé par Pouritchkiévitch et recommandant Pédanov comme « un personnage capable de mener une foule et possédant l’art de soulever les masses ». C’est alors que le député social-démocrate est entré en lutte contre cette propagande.1

S’appuyant sur ces données, Martov, non seulement n’est pas d’accord sur le fait que la tournée de Tchkhéidzé soit « regrettable au plus haut point », mais il estime que le député a rempli son devoir socialiste. Si ce voyage a été sévèrement critiqué par la presse socialiste, c’est parce que les critiques ont usé de la caution offerte par le journal Kavkazkoe Slovo dirigé par le « Cent-noir » bien connu, Timochkine, et ont donné aux lecteurs un « tableau entièrement faux » du comportement du député. La meilleure preuve est fourme par la présence de l’officier Mikéladzé, « bien connu pour ses activités radicales » et celle du pope Khoundadzé, « poursuivi en 1905 pour sa participation au mouvement Kadet ».

Ainsi se termine l’exposé des faits dans la première partie de l’article. Nul doute que celle-ci ait convaincu des lecteurs convaincus par avance.

Commençons par la source : le journal Kavkazkoe Slovo. Est-il dirigé par Timochkine ? Nous n’en savons rien. Il est possible qu’il en soit ainsi. Mais il s’agit du fait suivant : la référence faite par le journal est une traduction du journal géorgien marxiste. Martov se tait à ce sujet bien qu’il sache fort bien de quoi il retourne. Donc, Martov sait très bien ce qu’il fait, quand il se tait sur la source réelle de l’exposé des « Cent-noirs ».

D’autre part, il se peut que Kavkazkoe Slovo ait donné une traduction trompeuse. Il fallait le dire ! Mais il est frappant de constater que Tchkhéidzé lui-même – une personnalité plutôt intéressante ! – n’ait jamais contredit l’exposé reproduit par une grande partie de la presse de « gauche » (y compris, le journal menchévik, Goloss, de Samara), de telle sorte que les travailleurs russes ont appris du voyage du député ce que voulait bien leur en faire savoir le « Cent-noir » Timochkine.

Il est plus frappant encore de constater que le journal réactionnaire se découvre une sympathie extraordinaire pour Tchkhéidzé, le couvrant de fleurs pour son brillant discours, son humour, son don de convaincre, son influence sur les masses, etc. Pourquoi Martov ne se demande-t-il pas : quel intérêt a Timochkine à louanger Tchkhéidzé et à le « monter en épingle » ? Est-ce qu’il a exécuté un travail allant au-devant des vœux des « patrons » de Timochkine ?

Mais Tchkhéidzé a « parlé de la situation politique en Russie ». Mais Tchkhéidzé – écoutez bien ! – a déclaré aux bourgeois de Tiflis qu’il « n’était pas disposé à se limiter à l’interprétation des causes de la situation actuelle ». Malheureusement, ni les agences télégraphiques, ni Martov ne nous font savoir ce que, réellement, le député a raconté sur la situation politique en Russie. Nous sommes enclins à croire qu’il en a dit beaucoup de bien. Personne ne pense que Tchkhéidzé ait rédigé son discours sur la base de « tuyaux » fournis par Timochkine; dans ce cas, les bourgeois de Soukhoum et de Tiflis auraient-ils eu besoin d’un député social-démocrate pour apaiser la foule ? Nous savons que la résolution adoptée condamnait (ce qui est normal) le pillage des boutiques et recommandait la création de coopératives et qu’ensuite « la résolution rencontra la pleine approbation du gouverneur qui recommanda aux autorités de ne créer aucun obstacle à la réalisation de la série de réunions projetée par le député ». Ce fait nous suffit pour démolir la belle mosaïque de Martov. Il est malheureux que ce dernier ne souffle mot du gouverneur. Celui-ci aurait-il adhéré à un mouvement quelconque… ? Ou bien serait-il… à la retraite… ? Non, ce n’est pas son genre : car il donne des ordres à la police pour ne nuire en rien au député, se réservant des arguments irréfutables au cas où les conclusions de Tchkhéidzé n’auraient pas l’effet désiré. Nous voyons que Martov est très éloquent quand il se tait.

Sur ce point, notre auteur est semblable au député Tchkhéidzé qui parle très bien de la « situation politique en Russie », mais sait se taire plus éloquemment encore sur les slogans élémentaires qui, seuls, pourraient justifier son action. Car – et Martov sera d’accord avec nous – , si Tchkhéidzé n’avait pas passé ses slogans sous silence, nous n’aurions pas eu les dispositions prises par le gouverneur, l’exposé de Timochkine et les télégrammes des agences, ces touchantes démonstrations de « l’Union sacrée ! ».

Toutes les banalités sur « la spontanéité » et la « prise de conscience » dont Martov nous abreuve avec un petit air de supériorité fort peu justifié, attirent la pleine approbation de la rédaction du « Bulletin ». Mais elles ne peuvent dissimuler au lecteur attentif que le député Tchkhéidzé a fait, au cours de son voyage, un travail qui n’était pas le sien et qu’il n’y a pas apporté la spontanéité des premiers éléments de la prise de conscience socialiste.

Justement pour les mêmes raisons qui rendent le voyage de Tchkhéidzé satisfaisant aux yeux du gouverneur, des bourgeois de Tiflis, de Timochkine, des agences officielles et des radicaux en soutane (et les commentateurs de Zürich… ?), nous le déclarons scandaleux !

1 Remarquons que les bourgeois de Tiflis et d’ailleurs ont tous les motifs de « gonfler » l’activité des « Cent-Noirs » afin de diminuer leurs propres spéculations sur les produits alimentaires.

Kommentare