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Léon Trotsky 19161025 Friedrich Adler

Léon Trotsky : Friedrich Adler

[Natchalo, No. 22, 25 octobre 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 197-200]

Cette fois-ci, il n’y a plus de place pour le doute : c’est bien Friedrich Adler, le secrétaire de la Social-démocratie allemande et rédacteur du journal théoricien du Parti Kampf, le fils de Victor Adler, qui a tué le ministre-président autrichien Sturgk. De toutes les combinaisons exceptionnelles dont notre effrayante époque est si riche, celle-ci est l’une des plus inattendues.

Quand la victime succéda à Binert comme Président du Conseil, le vieux Pernerstorfer, présidant la session à Innsbruck de la Social-démocratie autrichienne, prophétisa dans son discours de clôture : « Désormais c’est le régime tataro-s… turc ! » Mais cette prédiction ne se réalisa pas. Sturgk était le représentant de l’école bureaucratique authentiquement autrichienne qui pense que gouverner, c’est cerner les petites affaires, accumuler les difficultés et mettre de côté les problèmes. Il n’était pas très proche de la clique impérialiste de l’archiduc François-Ferdinand, qui préconisait une politique « musclée ». Mais il n’entra pas en conflit avec elle, il s’y adapta et finit par lui être subordonné. Son ministère fut un ministère de guerre. L’Impérialisme autrichien à la vue si basse, qui aurait dû surmonter les contradictions internes sociales et nationales, ne fit que les dévoiler. Le ministère Sturgk fit le bonheur du régime constitutionnel, il collecta et dissipa des milliards sans le moindre contrôle et passa les menottes aux tendances centrifuges. Rien dans la personne du ministre ne rappelait un dictateur ou un tyran. Mais le bureaucrate Sturgk, s’adaptant à la machine habsbourgeoise, instaura un régime de dictature et de tyrannie (de terreur blanche). Par son manque de personnalité, il parvint au niveau d’un représentant du gouvernement impérialiste dans la guerre « libératrice ». En ce sens il a, si l’on peut dire, mérité de devenir la cible d’un terroriste.

Mais Friedrich Adler, tel que nous le connaissions, n’était pas un terroriste. Social-démocrate par tradition familiale et par conviction personnelle, marxiste accompli, il n’était nullement doué pour s’adonner au terrorisme subjectif, à cette croyance naïve qui croit qu’une balle bien dirigée peut trancher le noeud des plus grands problèmes historiques. Cet « homme de cabinet » était le traducteur inflexible de la formule : « l’idée du Quatrième État » dans le sens révolutionnaire universel, tel qu’elle figure dans le Manifeste du Parti Communiste.

C’est pourquoi, pendant les premières heures, il me paraissait incroyable que Adler ait mis en balance sa vie d’internationaliste contre celle d’un ministre habsbourgeois. Les télégrammes de la presse française, qui nous parvenaient de Suisse, alimentaient cette méfiance. Ils donnaient Adler comme originaire de la Bohême allemande, faisait de lui le secrétaire de la Chambre de Commerce de Prague, ou bien, ils le confondaient avec son frère cadet, le comptant parmi les littérateurs tchèques du groupe « anarchiste » des cafés de Vienne, tels que Pierre Altenberg, Charles Krauss, etc. Mais quand arrivèrent les télégrammes de la presse allemande, le doute n’était plus permis. Il s’agissait bien de Friedrich Adler, rédacteur du journal Kampf, internationaliste révolutionnaire, l’ami qui partageait nos idées, c’était bien lui qui avait abattu le Premier ministre Sturgk.

A la place du doute du début, croît en nous le besoin d’avoir T explication, plus importante que la nécessité de comprendre le motif politique.

Nous avons déjà dit que Sturgk s’était hissé au niveau d’un président accompli du système. C’était un motif suffisant pour un doctrinaire du terrorisme, non pour un Adler. Il nous faut chercher le motif direct et impérieux de son acte dans l’état et les relations internes de la Social-démocratie autrichienne.

Victor Adler, le père de Friedrich, le créateur du Parti ouvrier autrichien, une des figures les plus marquantes de la IIe Internationale, fit son apparition sur la scène politique vers les années 80, en tant que le plus jeune des amis d’Engels, avec un sérieux bagage théorique et un indomptable tempérament révolutionnaire. Aujourd’hui encore, on ne peut sans émotion feuilleter son hebdomadaire de cette époque, Gleichheit, [Égalité] où il luttait magnifiquement contre la Censure, la police et la société bourgeoises. Cette époque héroïque, dont Adler passa une bonne partie en prison, lui conféra l’auréole révolutionnaire. Exploitant à merveille l’impuissance de la bureaucratie devant les prétentions nationalistes, la Social-démocratie autrichienne élargit systématiquement son champ d’action politique. Victor Adler réunissait l’autorité du socialiste révolutionnaire à celle du fin stratège. Le Parti augmentait sans cesse. Dans cette atmosphère d’influences politique et personnelle de Victor Adler, se forma toute une génération de marxistes autrichiens : Renner, Max Adler, Rudolf Hilferding, Eckstein, Friedrich Adler, Otto Bauer. Tous adoptèrent, plus ou moins sans aucune critique, la tactique officielle, ramenant leur tâche aux recherches théoriques et à la propagande marxiste.

La Révolution russe donna une nouvelle impulsion à l’activité politique du prolétariat autrichien. Sous la pression de notre Révolution d’Octobre, qui eut un énorme retentissement à Vienne et à Prague, la monarchie désorganisée par les forces centrifuges nationalistes, accorda le suffrage universel. A première vue, il sembla que de larges perspectives s’ouvraient devant le Parti. « La méthode autrichienne » – faite de manœuvres compliquées, mi-menaçantes et mi-conciliantes – semblait plus efficace que la lutte « inexpiable » des masses, d’autant plus que la Révolution russe arrivait à son déclin.

Mais l’activité politique vint se mettre en travers de l’optimisme des enthousiastes et des bureaucrates de la « méthode autrichienne ». Bousculés par le développement du jeune Capitalisme autrichien, les dirigeants du pays recherchèrent à se sauver des difficultés intérieures par des succès extérieurs. La politique de l’Impérialisme réduit à néant des Parlements autrement puissants que celui de l’Autriche. Le suffrage universel ne peut rien contre cette loi. Le militarisme s’enfonçait dans la chair vive de cette population si diverse en nationalités, mais la résistance des masses encore nombreuses des paysans et des petits-bourgeois se neutralisait dans la confusion des heurts nationaux.

Seule une politique intransigeante, révolutionnaire, agressive pouvait unir les prolétaires autrichiens si divers ethniquement, les protéger de la contagion provinciale et nationaliste et placer la monarchie en relation « constitutionnelle » avec les classes dirigeantes. Mais la méthode autrichienne, par ses demi-mesures, ses manœuvres de coulisses, par la substitution des guides-stratèges aux masses, avait réussi à se métamorphoser en une tradition pétrifiée et à manifester ses traits les plus démoralisants.

Autour de Victor Adler se groupaient des carriéristes et des routiniers. Autour de la première et suprême victime de sa propre méthode, ces personnages n’avaient nul besoin de retracer, dans le tohu-bohu de la politique autrichienne, le chemin qui mène de la conception révolutionnaire au scepticisme le plus complet, pour se montrer les ennemis acharnés de toute initiative révolutionnaire et de toute action des masses. La décrépitude lamentable des milieux officiels de la Social-démocratie autrichienne se manifesta ouvertement au début de la guerre par sa servilité effrénée devant le Pouvoir.

Le « Manifeste des internationalistes autrichiens », publié dans la presse socialiste, peu après la Conférence de Zimmerwald, dépeint le régime épuisant de la monarchie austro-hongroise et celui, meurtrier, de la Social-démocratie autrichienne. L’auteur de ce manifeste, qui exigeait que le Parti, indépendamment du cours de la guerre, agisse comme « l’armée permanente de la révolution sociale », était Friedrich Adler, chef de l’opposition socialiste.

Si la jeune génération des Marxistes autrichiens n’avait pas mené jusqu’à la guerre une politique indépendante, laissant le vieil Adler maître en ce domaine, l’exigence de ces moments suprêmes, le sentiment de sa responsabilité s’emparèrent de Friedrich Adler. Il ne vivait plus, il brûlait. Le conflit de deux générations du socialisme s’exprima de la façon la plus dramatique. Bebel n’était plus. Sa place était prise par des bureaucrates. Jaurès n’était plus. Des épigones de second plan dirigeaient le Social-patriotisme en désorganisant le Socialisme. Victor Adler demeurait encore comme l’incarnation de l’histoire de la Social-démocratie, mais aussi comme la garantie de la politique social-patriotique. Pour le fils, comme le problème était rendu plus difficile, plus dramatique ! Dans les hautes sphères du Parti, Friedrich Adler rencontrait des parlementaires auto-satisfaits et sans Parlement, des journalistes qui « expédiaient » leurs articles, des arrivistes et, dans le meilleur des cas, des nationalistes convaincus. L’indifférence des philistins qui ne prennent rien au sérieux devait d’autant plus le remplir de colère que sa possibilité d’en appeler directement aux masses était limitée. A une récente réunion des éléments dirigeants du Parti, Friedrich Adler exigea une action décisive. « Nous devons organiser partout des manifestations, autrement, le peuple rejettera la responsabilité de la guerre sur les chefs socialistes. » On ne lui répondit que par des haussements d’épaules. Ces gens-là ne prenaient rien au sérieux. Mais, lui, Friedrich Adler prenait au sérieux son devoir de révolutionnaire. Il décida de crier de toutes ses forces aux masses prolétariennes que la route du social-patriotisme menait à l’esclavage et à la mort de l’esprit. Pour ce faire, il choisit le moyen qui lui paraissait le plus efficace. Comme l’héroïque aiguilleur qui signale le danger en s’ouvrant une veine et en exposant son mouchoir trempé de son sang, Friedrich Adler fit de sa vie le signal d’alarme devant les masses trompées et exsangues…

II bat encore, le cœur de notre malheureuse humanité, puisque parmi ses fils, se trouvent encore des chevaliers du devoir !

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