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Léon Trotsky 19160813 Histoire avec moralité

Léon Trotsky : Histoire avec moralité

[Naché Slovo, No. 187, 13 août 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 219-221]

Dans le petit monde des journalistes parisiens, se colporte une histoire qui requiert notre attention, car la richesse politique et morale de « l’idée nationale », récemment inventée, s’y dévoile avec une acuité exceptionnelle.

En tant qu’un des principaux acteurs dans cette histoire, nous rencontrons le correspondant parisien de Rousskie Viédomosti, M. Biéloroussov – celui-là même qui se refusait à faire distribuer aux artistes russes nécessiteux l’argent collecté pour eux, sous prétexte de la constitution allogène et de l’état d’esprit « défaitiste » de la colonie d’artistes. Naché Slovo a dit, à cette occasion, ce qu’il fallait en dire. Mais l’atmosphère actuelle est si contaminée par les bacilles de l’apathie individuelle et de la panique grégaire, que même parmi les artistes, certains citoyens – il s’en trouve dans cette bohème dépeignée – hochèrent craintivement la tête, estimant qu’il valait mieux se taire sur la manifestation de Biéloroussov. Le monde littéraire, sous la présidence de L. Agafonov, nous soutint par une résolution condamnant le correspondant de Rousskie Viédomosti.

Mais le cercle des journalistes, sous la présidence du correspondant de Rietch, E. Dmitriev, ne souffla mot sur l’initiative d’un de ses membres. Et ils furent sages ; la défense de l’art libre et la lutte contre la polissonnerie chauviniste n’a plus de sens actuellement dans le chaos de l’opinion générale libérale et de sa presse. Sauf erreur de notre part, les artistes se tournèrent vers Dmitriev, mais celui-ci se tut. Il ne soupçonnait pas que l’avidité insatiable du patriotisme, auquel il était prêt à sacrifier n’importe qui, le réclamerait bientôt comme victime.

Iakolev, un vrai russe de Novoe Vremia, convoqua à une réunion secrète un groupe de correspondants, russes et autres, et leur fit savoir que le président du Syndicat de la presse étrangère, c’est-à-dire Dmitriev, ne s’appelait pas du tout ainsi, mais… (?), un nom allemand qui lui avait été conféré d’une manière, évidemment, très compliquée. Les Anglais, les Hollandais et les Espagnols écoutèrent avec stupeur, puis demandèrent des explications à Dmitriev ; après celles-ci, quand il fut clair qu’il ne se balancerait pas au bout de la corde qu’on lui avait si bien préparée, Biéloroussov entra en scène, comme Jeanne d’Arc au moment critique, et déclara que si le fait de porter un pseudonyme ne prouvait aucune activité en faveur de l’Allemagne, par contre (la transition était logique). Dmitriev avait publié, avant-guerre, le journal Parijsky Viestnik « grâce à des fonds allemands ». Comme Dmitriev avait réellement publié un journal libéral et boulevardier et que l’éditeur était réellement un Allemand, l’affaire passait sur un terrain solide, d’autant plus que Biéloroussov avait collaboré à ce journal et reçu du bon argent allemand sonnant et trébuchant. Mais où est Alexinsky ? se demande le lecteur perplexe. Très juste, voici qu’il apparaît. Mais voici que se manifeste contre Dmitriev un français, M. Bateaut, membre du Syndicat et personnage complètement insignifiant. Mais comme ce monsieur ignore le russe, il a chargé une commission de trois membres d’examiner le cas. Cette dernière se hâta d’apporter au Syndicat la déclaration qu’il est indispensable de produire dans ces circonstances.

« Les chargés de mission déclarant à M. Bateaut qu’en vue d’accomplir la susdite mission à eux confiée, il leur est indispensable, non seulement de lire soigneusement toute la collection de Parijsky Viestnik mais, afin de définir la politique de ce journal (la politique de Parijsky Viestnik !!!), de s’enquérir de l’organisation matérielle dudit journal, de connaître ses moyens et ses relations. Par conséquent, les susdits chargés de mission demandent le délai suivant : jusqu’à la prochaine réunion du Syndicat, le 15 octobre. Ont signé : Sévérac, Mikhaïlov et Alexinsky.

Sévérac est un français qui sait lire le russe et fait carrière en accomplissant toutes les besognes que lui commande la majorité social-patriote ; entre autres, il est l’auteur d’une proposition tendant à ne pas admettre les Russes au sein du Parti. Mikhaïlov est un ancien avocat, figurant en qualité de « compétence juridique ». Alexinsky…, c’est Alexinsky ; son génie vibre à chaque ligne du document cité.

C’est ainsi que débuta l’affaire du « nouvel allemand ». Biéloroussov avoue aussitôt qu’il a reçu de Dmitriev de l’argent allemand. Pour ne pas dévoiler tout de suite aux journalistes étrangers qu’il s’agit d’une intrigue des chers collègues russes, on fait apparaître le français Bateaut. Puis entrent en scène les personnages importants : le Russe authentique de Novoe Vremia et la Jeanne d’Arc de Rousskie Viedomosti et Alexinsky parachuté par Prisiv. A ce dernier, il est indispensable de lire toute la collection de Parijsky Viestnik pour comprendre dans quel but Guillaume a nourri Biéloroussov et de connaître toutes les ressources de l’organisation. Ceci lui est indispensable pour avoir la possibilité de se trouver en transes « espionnites » pendant plusieurs mois. Cependant, dans tout ceci, il y a un motif utilitaire : comme il est tout de même clair que rien ne sortira de « l’affaire », il faut s’efforcer de continuer à faire peser sur le président du Syndicat l’accusation de pangermanisme.

Le caractère des relations politiques entre les divers groupements est décrit de la façon la plus classique dans cette histoire de rien du tout. Quand les maîtres de la situation doivent accomplir quelque vilenie sur le terrain patriotique, ils trouveront toujours à leur service, en qualité de « troisième élément », trois sociaux-patriotes pour faire la sale besogne.

Dans cette histoire instructive, il y a encore un point qui mérite l’attention. Dmitriev aurait pu faire un bruit de tous les diables dans Riétch. Il ne l’a pas fait. Pourquoi ? Le propriétaire du journal, Milioukov, l’en empêcherait ? Cela se comprend : à la cause que soutiennent Milioukov et Dmitriev, Alexinsky est indispensable. Si sur la base d’une grande œuvre collective, se produisent des bassesses d’ordre secondaire qui correspondent à la nature objective de l’affaire et à celle subjective des participants, il faut les regarder comme les tiraillements inévitables dans le processus de la collaboration sacrée. C’est toute la moralité de l’histoire.

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