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Léon Trotsky 19161121 Impressions

Léon Trotsky : Impressions

[Cadis, 21 novembre 1916, Nachalo, No. 54, 2 décembre 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 237-241]

Presque un conte arabe

La prison de Madrid – le lecteur voit que nous arrivons au cœur du sujet sans fioriture – , la prison de Madrid se compose de cinq bâtiments disposés en étoile, et chacun d’entre eux produit la plus forte impression. La particularité de cette prison réside dans la question posée à tout nouvel arrivant : veut-il occuper une chambre à 1,50 par jour, à 75 cts, ou une chambre gratuite ? Si le nouveau venu n’est pas libre de tendances maximalistes, il peut répondre qu’il refuse même la chambre gratuite. Mais il convient d’expliquer que la liberté du choix ne va pas si loin.

La chambre à 1,50 possède deux fenêtres munies de rideaux de toile, visiblement pour que les grilles ne blessent pas le regard; sur le plancher de pierre, on a étendu un tapis; deux petites armoires vitrées dans les coins; un crucifix sur la table; pas de chaises, un semblant de fauteuil; mais la porte… la porte se ferme du dehors par une serrure compliquée et grinçante.

Le lecteur, habitué à des conclusions indépendantes, déduira des lignes précédentes que l’auteur eut l’occasion d’étudier la prison de Madrid de l’intérieur. Et le lecteur ne se trompe pas : un heureux et exceptionnel concours de circonstances m’a permis de passer trois jours dans la prison madrilène.

L’auteur de ces lignes n’est pas espagnol. Internationaliste au vrai sens du terme, il conservait cependant une nationalité certaine, bien que limitée, et il s’imaginait naïvement que l’emprisonnement dans son propre pays lui suffisait. Il se trompait. « Le développement des échanges internationaux », comme l’énonce le programme de la Social-démocratie russe dans ses premières lignes, a conduit à une étroite union des peuples et a conquis pour un socialiste russe le droit de citoyenneté même dans les prisons de Castille.

A vrai dire entre ce développement d’échanges et mon arrestation dans la capitale d’Alphonse XIII, n’existe aucun lien direct. Par conséquent, il n’est nul besoin d’être un partisan de l’école sociologique russe pour exiger, outre une preuve économique, la présentation « d’un facteur subjectif ».

En somme, quels sont les motifs de mon arrestation, Messieurs ? telle fut la question subjective que l’auteur adressa au policier olympien qu’il avait devant lui. Je suis depuis 10 jours en Espagne. Je ne parle pas espagnol. Je ne connais aucun Espagnol. Je n’ai rien publié en Espagne. Il me semble que ce soient les conditions idéales excluant la possibilité de violer n’importe quelle règle. Pourquoi m’avez-vous arrêté ?

Cette question si simple eut l’air de plonger mon policier olympien dans le plus grand embarras. « En somme, pourquoi l’arrêtons-nous ?… » Ils émirent, tour à tour des hypothèses variées et, pour moi du moins, très peu convaincantes. Ainsi, par exemple, l’un des policiers invoqua les difficultés en matière de passeports que le gouvernement russe crée aux étrangers se rendant en Russie.

Si vous saviez… combien d’argent nous perdons à poursuivre nos anarchistes… Un autre policier cherchait à éveiller en moi un sentiment de sympathie.

Mais permettez, je ne puis répondre simultanément de la police russe et des anarchistes espagnols.

Bien sûr, bien sûr, ce n’est qu’un exemple…

Question de m’arrêter, vous m’avez bel et bien arrêté.

Quelles sont vos opinions ? me demanda le « chef » après mûre réflexion.

Je les exposai sous une forme simple.

Et bien, nous y sommes, me rétorqua-t-il. Vos idées sont trop avancées pour l’Espagne.

Le lecteur soupçonne ici une charge, une parodie, une plaisanterie. Rien de tel, tout se passa exactement comme c’est écrit ici : « Vos idées sont bien trop avancées pour l’Espagne ».

Mais, premièrement, vous ne connaissez mes idées que par ce que je viens de vous en dire, et ensuite, il ne suffit pas de professer des « opinions trop avancées », il faudrait les formuler expressément contre les lois etc., etc.

Ce dialogue était vain, car l’ordre d’arrestation était déjà signé. En fin de compte, le « khef » donna l’ordre à l’un des « akhents » qui m’avaient arrêté (un mouchard) de me traiter en « caballero », de me conduire à une bonne chambre, etc., etc. Et à minuit on me conduisit à la prison de Madrid.

L’ « akhent », ayant reçu cinq pesetas de récompense, se mit aussitôt à les boire et donna aux ordres une interprétation triomphante. Il me tapait sur l’épaule en clignant de son œil unique (les Américains lui avaient crevé l’autre pendant la guerre de Cuba), exigeait que je fume ses cigarettes, déclarait son amour pour les Alliés en général et pour la Russie en particulier, il essaya de m’embrasser pendant le trajet et, pour couronner le tout, fit arrêter l’équipage devant un café et réclama qu’on nous apporte du vin, qu’il paierait car j’étais son « amigo ». Je dois avouer sans manquer à la modestie et en anticipant quelque peu que je me suis découvert la faculté inattendue de m’attirer l’amitié des « akhentes » espagnols : jusqu’à maintenant trois d’entre eux m’ont proposé leur amitié, et le chapitre « espagnol » de ma vie n’est pas encore terminé.

J’ai parlé plus haut de la prison. La division des habitants de cette institution en trois catégories suivant le prix de la pension, me parut honteux particulièrement quand j’appris que les pensionnaires « de première classe ;> avaient droit à deux heures de promenade quotidienne et à des visites chaque jour, alors que celles des pensionnaires non payant étaient restreintes. Mais, après tout, c’était logique. Pourquoi établir une égalité fictive dans le régime pénitentiaire d’une société qui est entièrement bâtie sur l’inégalité de classes ? C’est pourquoi, usant de tous les artifices et profitant des occupants des chambres payantes, la sage administration soulage le budget de l’État qui, en Espagne, comme on le sait, en a besoin plus que partout ailleurs.

L’adjoint du directeur de la prison et l’aumônier m’exprimèrent leur sympathie et critiquèrent sévèrement le ministère « libéral » du comte Romanonès, puis l’ecclésiastique termina l’entretien par ces paroles de bénédiction : « Que reste-t-il à faire ? Patience, patience ! »

Cependant, quand on m’appela pour me soumettre aux formalités dactyloscopiques, je ne fis pas preuve de la patience indispensable : je refusai de m’encrer les doigts et de participer à cette science judiciaire. Après de nombreuses hésitations et conciliabules, les surveillants s’emparèrent de mes mains (évidemment, je ne résistai pas) et procédèrent aux manipulations nécessaires. Mais l’affaire arriva jusqu’aux pieds, et on me demanda de retirer mes chaussures. « Non, faites-le vous-même ». Ici la persévérance espagnole s’épuisa : allées et venues, colloques, appel aux autorités supérieures et, finalement, on laissa mes pieds en paix.

De la prison, j’écrivis au ministre de l’Intérieur, attirant son attention sur les procédés inconvenants de la police. « Hier, on m’a envoyé un agent, qui m’a répété que je devais quitter l’Espagne; il voulait que je déclare tout de suite où je voulais me rendre. Actuellement, on ne peut se rendre librement nulle part : il faut recevoir au préalable une autorisation du gouvernement sollicité. Surtout après mon arrestation à Madrid, Monsieur le Ministre, personne en Europe et dans le monde entier ne voudra croire que je suis emprisonné sans la moindre cause non seulement palpable, mais encore imaginable ».

Le jour suivant, on me « libéra » et « l’akhent » borgne commis à ma surveillance me confia à la sortie de la prison que je serai, le soir même, expédié à Cadis… Cadis ? Pourquoi justement à Cadis ? Je consultai la carte. Cadis se trouve à la pointe extrême du Sud-Ouest de la péninsule ibérique : de Beresov par Pétersbourg – en Autriche, hors de l’Autriche – en France, hors de France – en Espagne et, enfin, à travers la presqu’île espagnole à Cadis Là finit le continent, l’océan commence…

Les « akhents » qui m’escortaient ne firent aucun mystère du voyage; au contraire, ils racontaient à tous ceux que cela pouvait intéresser, ce qui m’était arrivé (la presse espagnole publia un bon nombre d’articles et de remarques à mon sujet) et me présentaient sous mon meilleur jour : je n’étais pas un faux-monnayeur, mais un « caballero », seulement… avec des idées inadmissibles. Tous cherchaient à me consoler en me disant que le climat de Cadis était excellent.

Nous n’aurions jamais arrêté le senor, me dit le second « akhent », s’il n’y avait pas eu un télégramme. Mais le « khef » reçut le télégramme suivant : « Il y a trois jours, un anarchiste « peligroso » (dangereux) a traversé la frontière à Saint-Sébastien [ici mon nom]. Il se rend à Madrid.

Je m’étais toujours douté que mes pérégrinations espagnoles n’iraient pas sans « télégramme ». J’en avais maintenant la confirmation officielle. « Anarchiste-terroriste » il est probable que « l’akhent » avait usé de ces termes pour colorer le récit. Il est hors de doute que le télégramme (de la police républicaine si cultivée de Briand) ait contenu des termes choisis, à desseins vagues mais menaçants, qui n’excluaient nullement les vocables d’anarchiste et de terroriste…

Qu’il en soit ainsi ou autrement, le ministère libéral espagnol me fit accompagner jusqu’à Cadis

Ici il convient de faire remarquer les attentions dignes de louanges des autorités espagnoles. En m’expédiant à Cadis la police me proposa de prendre un billet à mon compte. Comme je n’avais jamais eu l’intention de visiter Cadis, je ne voyais pas la nécessité de voyager à mes frais, d’autant plus que j’avais donné un sérieux coup de main au Trésor espagnol en versant 4,50 F pour mon séjour en prison. Les « akhents » approuvèrent mon point de vue et firent les démarches pour se procurer un billet aux frais de l’État.

Le Préfet de Cadis avait reçu une foule de télégrammes bien contradictoires. On lui recommandait de m’envoyer dans une des Républiques sud-américaines de mon choix « sur le premier bateau en partance ».

S’étant consulté avec le gouverneur, le préfet se décida pour la formule : « le premier bateau en partance », lequel mettait le cap sur La Havane, le… lendemain matin. Ce coup-ci, on m’offrit un billet entièrement gratuit. J’avais la perspective de faire la traversée à fond de cale et d’être remis à la police de La Havane. Je protestai, envoyai des télégrammes au directeur de la Sûreté, au ministre de l’Intérieur et au comte Romanonès, leur demandant l’autorisation de me rendre librement à New York. Le préfet et le gouverneur sursautèrent, demandèrent des instructions détaillées à Madrid et commencèrent à me reconnaître le droit de ne pas partir pour La Havane. Madrid approuva, pendant que le député républicain Castrovido interpellait le gouvernement au sujet de mon arrestation. On me laissait à Cadis jusqu’au 30 novembre, date à laquelle un navire levait l’ancre pour New York. Le mouchard qui m’était attaché me fit savoir que son grand-père était « un Grand d’Espagne » et possédait 40 millions. Mais dans la charrette du grand-père, tu n’iras pas loin, comme le disait Gorki, et c’est pourquoi je régalais mon mouchard avec du café, de la bière et du tabac. Il acceptait tout avec reconnaissance, se plaignant seulement de ce que mes cigarettes étaient trop légères. Il s’asseyait dans la bibliothèque en face de moi et crachait pendant trois heures sur le plancher.

Ainsi nous tuâmes le temps, de compagnie, en attendant le départ.

P. S. – Comme le Préfet de Cadis ne connaissait pas d’autre langue que la sienne, il fit venir comme interprète je ne sais trop quel Allemand. Je me rendis compte, par la suite, que cet Allemand était le secrétaire du consulat d’Allemagne. A signaler aux « akhents » et aux « khefs » de Prisiv.

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