Léon Trotsky‎ > ‎1916‎ > ‎

Léon Trotsky 19160426 Jugement porté par K. Kautsky sur l’Internationale

Léon Trotsky : Jugement porté par K. Kautsky sur l’Internationale

[Naché Slovo, No. 98, 26 avril 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 224-227]

Un camarade quelconque, peu satisfait des accusations lancées contre Kautsky par les internationalistes de gauche, lui demande de bien vouloir répondre à une série de questions et d’expliquer quelques-uns de ses affirmations. Kautsky répondit par une lettre publiée par le Berner Tagwacht au titre de document politique. Nous estimons indispensable de présenter cette lettre en son intégralité :

« Cher camarade ! Je vous remercie de votre lettre et je m’empresse de vous répondre, autant que le permet une lettre.

1° Ma remarque : « L’Internationale n’est pas une arme efficace en temps de guerre, elle est fondamentalement un instrument de paix », a deux sens :

« a) Avant tout, la constatation du fait que certains caractérisent comme une “capitulation” ou un “naufrage” de l’Internationale. Je ne vais pas si loin et déclare seulement : “L’Internationale est plus forte que tout en temps de paix, plus faible que tout en temps de guerre.” En outre, je me distingue des personnes citées plus haut en ce sens que je vois en la circonstance une influence des masses qu’il faut arriver à définir. Il ne s’agit pas d’un fait banal résultant de l’incompétence de quelques individus. Expliquer de cette façon les influences des masses me semble entièrement non marxiste.

« b) Si je vous dis que l’Internationale est un instrument supérieur de paix, cela ne doit pas signifier qu’elle doit se taire pendant la guerre. Cela contrarie tous mes efforts pour la remettre en mouvement. L’expression employée doit seulement définir le principal problème de l’Internationale pendant la guerre. Dans mon livre L’Internationale et la Guerre, je dis ceci : “L’Internationale doit s’éveiller à une nouvelle vie et se préparer à une nouvelle activité dès que se présentera la possibilité de l’action au profit de la paix. Ce sera à nouveau le temps pour l’Internationale d’agir comme un instrument de paix. A ce moment-là seulement, on pourra voir si la guerre l’affaiblie. Nous verrons alors si le « paroxysme national » a affaibli la pensée et le sentiment internationaux ou si, au contraire, ils ont victorieusement conservé leur force et trouveront leur expression dans leur adhésion au programme international de paix. Si cela devait réussir, l’acquisition serait immense. Et nous sommes en droit de nous attendre à pareil résultat.” (Page 39.)

» Ici, par conséquent, je définis clairement le problème de l’Internationale pendant la guerre. l’écrivis ces lignes pendant les premières semaines des hostilités et j’y exposai les questions posées alors à l’Internationale. Pour autant que je le sache, aucun grand Parti socialiste n’est allé plus loin.

» 2° Mon opinion sur le problème de la défense (de la nation) coïncide avec celle de Haase. le n’ai pas la possibilité d’en dire plus long, ici, à ce sujet.

» 3“ Vous me demandez comment comprendre ma remarque : « Cette guerre n’est pas impérialiste : « le n’ai jamais rien dit de semblable. Dans ma brochure Gouvernement national, gouvernement impérialiste, j’écrivais :

» “ A première vue la guerre actuelle n’est pas impérialiste. Et, cependant, elle l’est, mais au règlement final (page 64). Ceci veut dire que les efforts impérialistes se sont créé des armes qui, en certains pays, ont acquis une telle puissance et une liberté d’action telle qu’elles se sont révélées capables – au-dessus des tendances et des besoins impérialistes – de provoquer des conflits. Plus loin, les tendances impérialistes sont les plus récentes, mais non les seules, qui influent sur la politique étrangère d’une nation. D’autres, dynastiques ou nationales, héritées des époques précédentes, agissent à côté des tendances impérialistes – particulièrement sur les classes qui n’ont rien à attendre de l’Impérialisme. Les questions alsacienne et polonaise n’ont pas été créées par l’Impérialisme contemporain. Ce dernier est le point de départ, mais il n’est pas l’unique cause du conflit actuel.

» Par conséquent, je n’exclus pas l’Impérialisme comme motif de guerre, mais je ne me limite pas à cette explication qui serait par trop simple. Par exemple, si je veux chercher les motifs d’une grève, je ne peux me cantonner à la théorie de la plus-value. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que je n’admets pas cette théorie.

» A ce sujet, comme pour les deux premières questions, il y aurait beaucoup à dire, mais les longues lettres ne peuvent espérer être acheminées rapidement; je dois donc me limiter au déjà-dit malgré tout mon désir de m’exprimer à fond à propos du « social-pacifisme ».

» Au cours de mes quarante-deux ans d’activité dans le Parti, j’ai entendu tant de hurlements de droite et de gauche que ceux-ci ne me troublent plus désormais.

» Avec mon meilleur salut,

» Votre Kautsky. »

La lettre de Kautsky contient des réticences provoquées par la crainte de la censure. Mais les réticences les plus importantes ont, à notre avis, des causes plus profondes prenant racine dans la position adoptée par l’auteur.

Son affirmation : « L’Internationale est fondamentalement un instrument de paix », il l’explique non dans ce sens que l’Internationale doit rester inactive en temps de guerre, mais que son principal problème est de lutter pour la paix. Simultanément, Kautsky constate, en son propre aphorisme, non seulement une, mais deux fois, le fait que « l’Internationale est plus forte que tout en temps de paix… » Mais lutter pour la paix doit se faire… en temps de guerre. Si, par « lutter pour la paix », on conçoit une lutte réellement agissante, c’est-à-dire l’intervention du prolétariat armé des méthodes et des moyens de combat correspondants capables de paralyser le travail du militarisme, il est évident qu’une tactique de ce genre exige une vigueur exceptionnelle de la part de l’Internationale.

S’il est vrai qu’elle est particulièrement faible en temps de guerre, il est comique de lui poser un tel problème.

Kautsky, à la vérité, ne le pose pas. Le combat pour la paix, si nous avons bien compris le sens de la lettre, trouve son expression dans « l’adhésion au programme international de paix ». Huysmans, comme on sait, a démontré, non sans succès, que l’adhésion unanime était déjà atteinte : la Conférence des Neutres à Copenhague, la Conférence de Londres des « Alliés », la Conférence de Vienne des sociaux-patriotes austro-allemands se prononcèrent pour une paix sans annexion. Mais il est clair que ces résolutions valent autant pour la cessation rapide de la guerre que les prières ordonnées par Benoît [le Pape] aux catholiques français, allemands et autres. Elles ne prennent leur sens véritable que si on les considère comme des programmes de lutte. Celle-ci, dans les conditions créées par la guerre, suppose une force révolutionnaire. Entre-temps, nous entendons dire que l’Internationale est plus faible en temps de guerre, justement au moment où l’on exige d’elle le maximum de vigueur. Il est évident que Kautsky nous conduit dans une impasse.

Mais, s’exclame Kautsky, je ne dis rien d’autre que ne disent déjà, sous une forme encore plus vive, mes critiques de gauche quand ils constatent le « naufrage » de l’Internationale.

À l’opposé de Kautsky, nous pensons que l’Internationale qui a grandi et s’est formée comme « instrument du temps de paix », était faible et nous attendons qu’une Internationale puissante se crée, en tant « qu’instrument » révolutionnaire du temps de guerre.

Il est donc visible que nous n’attribuons pas les motifs de la crise socialiste à « l’incompétence de quelques personnages ». Nous l’expliquons par le fait de conditions historiques et nous trouvons dans cette analyse une garantie contre le scepticisme et le fatalisme. Nous restons fidèles à l’esprit révolutionnaire du Marxisme en ne nous bornant pas à l’analyse des causes qui ont amené la faillite de l’Internationale, mais en menant un combat décisif contre ceux qui furent et restent les agents de ce désastre, car il ne suffit pas d’expliquer le Monde, il faut le refaire !

Le manque de place ne nous permet pas de nous étendre sur d’autres parties de la lettre de Kautsky qui constituent un commentaire sommaire portant sur la position politique de Haase et de ses amis. A n’en pas douter, ce groupe a joué et joue encore un rôle important dans l’évolution de larges cercles du Parti. Grâce à son autorité, Kautsky a libéré des centaines de milliers de travailleurs de ce qu’il appelait « une organisation disciplinée à la Burgfrieden ». Grâce à ses formules n’allant jamais au fond des choses, il retient à mi-chemin Haase et ses amis.

Mais si Kautsky, à l’instar de Haase et de Ledebour, est en Allemagne notre allié politique et celui de nos camarades d’idées, sa lettre nous rappelle qu’une alliance avec lui, dans les conditions actuelles, doit être complétée par une lutte idéologique systématique contre son pacifisme attentiste et si peu franc.


Kommentare