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Léon Trotsky 19160217 « Jusqu'au bout ! »

Léon Trotsky : « Jusqu'au bout ! »

[Naché Slovo, No. 40, 17 février 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 171-172]

Le correspondant du Times a parcouru je ne sais combien de milliers de « miles » à travers la Russie (il ne nous dit pas s’il a usé des méridiens ou des parallèles) et télégraphie à son journal que tout va on ne peut mieux. Quant à la révolution, ce ne sont que des bruits lancés par les agents allemands, « par les défaitistes », dirait Prisiv; si le pays soupire, ce n’est que d’aise ! Le pouvoir octroie aux campagnes plus de 750 millions de francs d’aide (combien de roubles au change actuel ?), et le monopole agricole rapporte 2 milliards de francs de bénéfice net. Ces données coïncident avec celles fournies par Eugène Troubetskoï, le ministre Khvostov et Prisiv : le paysan mange du chocolat à la place de pain et boit du thé à gogo. Il amoncelle dans sa grange des quantités d’airelles des marais. Vous me direz : « Mais le climat ne le permet pas en février ! », mais que ne ferait pas le paysan russe pour aider ses Alliés !

« Le tsar et le peuple entier, poursuit notre correspondant anglais, sont animés de la volonté inébranlable de poursuivre la guerre jusqu’au bout ! » Rien de sorcier !

« Le moujik » raisonne comme suit : « On finira la guerre, on ouvrira les monopoles, on ne versera plus de subventions, ce sera de la perte ! » Et comme, entre-temps, il s’est habitué au chocolat, il est pour la prolongation de la guerre. A cela viennent s’ajouter de vagues conceptions sur la défense des démocraties occidentales. Bien sûr que tous les moujiks ne lisent pas Prisiv mais comme, dans le Courrier des Campagnes et dans les Nouvelles Provinciales, le chocolat est lié aux puissances occidentales, le rapprochement dans l’esprit du moujik ne peut s’effectuer que d’une manière bien déterminée !

De même pour l’optimisme de Sazonov. Nous ignorons le parcours accompli par notre ministre des Affaires étrangères, mais son regard perce l’avenir avec hardiesse. « Notre problème, déclare-t-il au correspondant de Outro Rossyi, n’est pas seulement de chasser l’ennemi de nos possessions, mais de l’écraser pour que la Russie puisse s’épanouir en liberté suivant ses objectifs nationaux ! » « Écraser l’Allemand, soit, explique Prisiv, mais sans annexion. » Et nous voici en pleine correspondance avec les débuts du droit et de la justice ! Le correspondant du journal cité plus haut ne parle pas d’annexion, mais demande « combien de temps durera la guerre ? ». Sazonov, comme de bien entendu, ne se trouve nullement embarrassé pour répondre : « Elle ne peut durer longtemps, car l’Allemagne n’a pas la force de résister plus longtemps. Actuellement sa situation financière est très grave. » Comment en peut-il être autrement ? Le paysan bavarois est totalement ruiné, dans l’impossibilité de se procurer de la bière, il se contente d’ « ersatz ».

L’enfant allemand « en pantalons » est privé de cet accessoire essentiel de l’habillement, alors que le nôtre est parfaitement équipé. A chaque proposition de paix séparée, notre si brave gosse joint, suivant une ancienne coutume, les trois doigts et comme au temps de Chédrine répond : « Des clous, avale ça. » Après quoi le bambin allemand fait répandre des bruits hostiles par l’intermédiaire de l’agence Wolf, suivant lesquels l’Angleterre, responsable de la guerre, lâchera le Japon contre la Russie en cas de paix mondiale. Le mark, à l’inverse du rouble, ne cesse de tomber et la situation financière de l’Allemagne est déplorable. Le paysan russe, celui qui veut « écraser définitivement l’Allemagne », est couché dans sa grange, retire de sa poche un mark, examine le cours des changes, compare le mark et le rouble puis télégraphie aux députés, aux ministres, aux ambassadeurs, aux hauts fonctionnaires : « Jusqu’au bout ! »

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