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Léon Trotsky 19160604 L’époque de « l’esprit collectif »

Léon Trotsky : L’époque de « l’esprit collectif »

[Naché Slovo, No. 130, 4 juin 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 193-196]

Le social-patriotisme autrichien présente, sans le moindre doute, une variété intéressante. L’Autriche a disposé de nombreuses forces marxistes qui ont enrichi la littérature socialiste par une série de productions appréciables, mais qui dans le domaine de la politique pratique ne sont jamais sorties des œuvres officielles et ont borné leur rôle théorique à la recherche d’une argumentation « instructive » en faveur de la politique opportuniste et nationale du Parti. Si le Catholicisme a fait effort pour mettre la science à son service, on peut dire que l’opportunisme autrichien a su mettre « l’orthodoxie austro-marxiste » au niveau de l’Église Il est évident que cela n’a pu s’accomplir qu’au prix du « viol » même de l’esprit marxiste. Ce « viol » est d’autant plus clair et brutal que le Marxisme est plus près des problèmes de la politique combattante autrichienne. En ce sens, le journal, Arbeiter-Zeitung porte les traces d’une dualité extrêmement instructive. Sa ligne politique de combat représentée par Austerlitz et Leitner est tracée par le Possibilisme de grippe-sou aux vives couleurs chauvinistes. Sa ligne théorique s’élève, souvent, à la hauteur d’un vrai Marxisme. Il est caractéristique que dans la tête de Renner, ces deux lignes se rejoignent en un but sinon théorique, du moins psychologique.

Nous ferons mention, ici, de deux articles intéressants, qui devraient aboutir théoriquement à des conclusions révolutionnaires. L’un fut imprimé le 30 avril, le deuxième date du 21 mai.

Le premier article – « De Paris à Bâle – est consacrée à la IIe Internationale. La classe ouvrière a pris un prodigieux essor; cette époque restera toujours gravée dans les cœurs des prolétaires comme dans le livre de l’Histoire. Les esclaves de Mammon, enchaînés par des lois hostiles et par l’absence de droits politiques, ont conquis, même dans la Russie des tsars, des droits : accès à la légalité et reconnaissance des classes laborieuses… Mais la IIe Internationale ne s’est pas seulement accrue en largeur et en profondeur, elle s’est élevée aux plus hauts sommets de la volonté humaine. D’un congrès à l’autre, ses problèmes ont augmenté, son horizon s’est élargi ainsi que son influence sur les puissants et les dirigeants. Elle a atteint son point culminant dans les journées du Congrès de Bâle. Là, en une harmonie toute-puissante, se sont unis l’esprit et la conscience culturelle du monde entier; là, la IIe Internationale est devenue le garant d’une future humanité plus heureuse… De 1889 à 1914… Ce qui s’est passé pendant ces trente années, c’est la répétition du drame d’un lutteur idéologique qui dépasse son temps pour tomber ensuite devant la résistance du pays. Mais cette tragédie individuelle s’élargit, ici, aux dimensions de toute une classe, au prolétariat du monde entier et se déroule sur les champs de bataille de toutes les nations…

« La catastrophe provoquée par la guerre est le dernier acte (de l’époque de Mammon et de Moloch). Les dévastations qu’elle provoquera, exigeront beaucoup de travail. Après ce désastre, l’Humanité n’aspirera plus qu’à la paix et au labeur. Ces deux conceptions caractériseront l’idéologie de la nouvelle ère, car elles correspondent à son besoin intérieur. Paix et Travailc’est nous… Jusqu’à la guerre, le Socialisme dépassait son époque; après les combats viendra l’heure du travail et de la paix. Ce sera différent, bien sûr, de ce que nous avions espéré et attendu… Ce qui, du Congrès de Paris à celui de Bâle, fut prédit, ce qui fut une si grande désillusion, ces deux dernières années, s’accomplira après la guerre… ».

Le second article, mentionné plus haut, est consacré à ce nouveau type psychique créé par la guerre. Une campagne de quelques semaines ne peut pas ne pas laisser de suites profondes dans la conscience des peuples. Que dire alors d’une guerre générale européenne et qui dure depuis deux ans ! Tel est le sujet de l’article. Deux ans d’un enseignement de jour et de nuit, voilà l’école suprême pour forger l’âme ! Il nous faut convenir que la guerre laissera derrière elle des êtres changés.

« Qu’on ne croie pas qu’on puisse impunément – pourquoi ne pas le dire – arracher des millions d’hommes à leurs foyers pour les faire errer, pendant deux ans, à travers toute l’Europe. Le cultivateur habitait un village paisible, l’artisan résidait dans une petite ville et le citadin dans l’océan de pierre de la grande ville. Pour chacun, son petit cercle était un monde. Et brusquement ce monde s’élargit tellement ! Les cloisons sont brusquement abattues ! Un penchant irrésistible pour le nomadisme, un élan vers le monde, une aspiration obstinée vers le large s’ancrent dans le cœur des enfants de la campagne, et provoquent chez le sédentaire un vif mécontentement pour la mesquinerie des lieux habités.

Désormais ils seront attirés, comme les Vikings, par les espaces illimités; désormais disparaîtra l’autorité spirituelle moyenâgeuse.

Le peintre s’est souvent posé le problème de rendre en sa plénitude les yeux merveilleux et pacifiques des animaux domestiques : mais les bêtes sauvages ont des yeux brûlants. Maintenant tout tend vers la paix, vers le calme de chaque jour. Mais nos paysans se sont habitués aux terribles tensions de l’esprit, ils se trouvent depuis des mois au centre d’événements gigantesques, accomplissant et subissant des actions monstrueuses. Ils ont mesuré la largeur de la vie spirituelle, ils ont découvert l’infinité du monde intérieur, et désormais les sensations de la vie quotidienne leur sembleront ennuyeuses et sans valeur ! Une grande survie, même au prix de grandes tensions, même au prix du trépas, cet élan vers cette survie restera ! Dans le monde passé, dominait la peur devant l’insolite, devant l’exceptionnel, maintenant il sera nécessaire de survivre à cette crainte… L’extraordinaire, l’inhabituel, telle sera la psychologie de l’ère nouvelle.

« Il y eut jadis des guerres longues et sur une vaste échelle. Mais elles comptaient relativement peu dans l’ordre naturel des choses. A cette guerre actuelle tous participent, et ce qui fut le devoir du soldat est et restera pour longtemps celui du citoyen. Elle se lève, la génération aux yeux brûlants ! »

L’auteur nous parle de l’accroissement de la confiance en soi que doit provoquer la guerre. Elle a démontré que les hommes peuvent supporter plus qu’ils ne le pensaient. Mais elle a dévoilé, en même temps, la puissance de l’organisation massive et de la technique. Elle a montré les miracles que l’homme pouvait accomplir grâce à une organisation et une technique justes. Tout ceci entrera dans notre vie, après la guerre. La routine, le travail artisanal, la timidité petite-bourgeoise seront relégués dans le passé.

« Jamais encore un bouleversement n’a amené un changement aussi complet que maintenant; tous les hommes valides, et jusqu’aux vieillards, ont été appelés par les gouvernements. Ils apportent la preuve, comme une conviction inébranlable, que la destinée du citoyen dépend presque physiquement du bon ou du mauvais comportement des affaires générales. C’est pourquoi, dans le monde futur, tous penseront politiquement… Le citoyen du dix-neuvième siècle était avant tout une individualité et regardait la politique comme une occupation mi-sérieuse, mi-divertissante. Le citoyen du vingtième siècle aura la conscience collective… On peut, à bon droit, inclure l’époque historique jusqu’en 1914 comme celle de l’existence individuelle, et on peut inscrire en tête du nouveau chapitre : Époque de l’esprit collectif.

« Quand nous réfléchissons sur ces questions, il nous arrive de penser que bon nombre de ceux qui tiennent des discours politiques, parlent, pour ainsi dire, d’outre-tombe; on dirait des maîtres d’école discourant devant des bancs de classe vides. Des temps nouveaux se lèvent, des temps pleins d’une grande inquiétude, d’action tourmentée. Nous les attendrons ! »

Nos lecteurs prendront connaissance avec intérêt de cet article plein de pensées et de style. La Censure est évidemment intervenue, les pensées de l’auteur n’ont pas été, toutes, autorisées. Mais l’essentiel de sa conception historique a été exposée : la guerre embrasse toute une époque historique, que nous avons souvent caractérisée comme « une époque de développement organique et de possibilisme politique ». Elle forme un nouveau type humain et prépare les conditions objectives, qui obligeront ce type d’homme à exercer sa volonté politique, afin de maîtriser le mouvement de sa destinée historique. En d’autres termes, la guerre crée une génération révolutionnaire et lui fait affronter les problèmes de l’organisation socialiste de la collectivité. Mais si, grâce à ses meilleurs représentants, la Social-démocratie autrichienne atteint de tels sommets, par contre, elle en est réduite par la faute de ses cercles dirigeants à mériter le jugement déjà cité : la voix de la Social-démocratie autrichienne résonne comme nous parvenant d’outre-tombe, devant des bancs désertés sur lesquels ne viendra plus s’asseoir la génération des prolétaires ayant subi la guerre.

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