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Léon Trotsky 19160326 La chiquenaude ironique de l’histoire

Léon Trotsky : La chiquenaude ironique de l’histoire

[Naché Slovo, No. 73, 26 mars 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974, pp. 172-174]

Les impérialistes avérés du Bloc progressiste ont à nouveau annoncé leur programme. Les nationalistes et les « octobristes » ont d’autant mieux signé sans les lire les demandes d’amnistie et de liberté des organisations ouvrières qu’ils savent qu’ils n’ont aucun motif de les craindre. On peut parier à 90 contre 10 que les arguments « réalistes » de Milioukov ont été provoqués par l’union, dans les coulisses, de Kroupensky et de Choulgine. La parole ne sera pas tenue mais les imbéciles y croiront ! Ce n’est pas la peine de parcourir Prisiv pour être sûr que personne n’a pu croire un instant qu’était en marche « la révolution nationale », dont le rituel consiste à élever jusqu’au pouvoir capitaliste les éléments bourgeois, pour ensuite les faire parvenir au stade de démocratie bourgeoise. Et Prisiv écrit : « Combien rapide est le développement de l’opposition bourgeoise sous l’influence de l’élan national ! » Le journal suppose que nous sommes habitués aux discours des Kadets. « Mais nous n’étions pas habitués (Prisiv, n° 24) à ce que les critiques de Milioukov soient approuvées sans trêve par Pourichkiévitch, et que le nationaliste « droitier » Polovtsev attaque le gouvernement d’une manière plus virulente encore sous le prétexte d’un sentiment patriotique troublé ! » Voilà du nouveau, et il faut y voir les symptômes infaillibles de la révolution nationale : Pourichkiévitch approuvant « sans trêve » Milioukov !

Bien que l’épanouissement du « sentiment patriotique » nous ait amenés à la confusion politique, la Terre, n’en déplaise à Prisiv, continue de tourner et il nous faut chercher ce mouvement de classe qui tente de s’emparer du pouvoir. Quelle classe responsable s’est assigné comme but la prise du pouvoir en cet été 1916 ? Il pourrait sembler, à première vue, que la classe de Pourichkiévitch et de Polovtsev tende les mains vers le Pouvoir. Mais à qui se prépare-t-elle à l’enlever ? A celle qui la possède : à celle des Soukhomlinov, des Pourichkiévitch, des Polovtsev, des Sturmer, à ces parasites de nobles et de bureaucrates, nos « Junkers » les plus avides, les plus incapables qui soient au monde ! « Jusqu’ici, remarque Prisiv, les gens comme Polovtsev réclamaient la tête des révolutionnaires, maintenant ils veulent celle des ministres. » Ne doutons pas qu’en n’obtenant pas satisfaction, Polovtsev se console par un poste de vice-gouverneur, et il n’est plus possible de parler de transfert révolutionnaire du Pouvoir (vice-gouverneur !) à la nouvelle classe sociale.

Il reste cette bourgeoisie qui « s’épanouit si vite sous l’influence de l’élan national ». Mais son objectif, comme l’a souligné la dernière conférence des Kadets, est « la victoire, non la prise du pouvoir ». Toute la période pré-révolutionnaire et jusqu’à la guerre fut celle du rapprochement de l’opposition bourgeoise et de la monarchie sur la base des problèmes impérialistes. Milioukov ne s’attendait pas à ce que les Autrichiens violent les lois établies par Kant afin que, sur l’ordre de Sazonov et d’Isvolsky, on prépare à Sofia et à Belgrade la conquête par la Russie de Constantinople et des Détroits. La Social-démocratie le démasquait déjà et prévoyait les conséquences lointaines. Les liens entre la bourgeoisie et la monarchie impérialiste sont autrement forts que les tentatives d’opposition superficielle d’un Polovtsev ou d’un Pourichkiévitch. Ce lien n’a pas été créé par la nécessité de F « auto-défense », mais par la formule incendiaire unissant Stolypine et Guesde : « Quand la maison brûle, il faut éteindre le feu. »

Ce lien a été créé par la politique impérialiste et agressive de la Russie du 3 Juin. Ces messieurs les « défenseurs » ont évidemment oublié ceci : si l’Autriche s’empare de la Pologne, c’est une agression de l’Impérialisme; si la Russie fait main basse sur la Galicie ou l’Arménie, c’est la libération des peuples opprimés. Suivant la formule shakespearienne : « Nous sommes habitués à appeler une ortie une ortie », nous stigmatisons les charlatans du social-patriotisme par le nom de charlatans. « Victoire », la résolution du bloc progressiste n’est que la volonté impérialiste de la bourgeoisie russe. Cette volonté fut soigneusement mise de côté, rangée pendant l’époque de la contre-révolution, et fut encore renforcée par le refus de la bourgeoisie d’une opposition « irresponsable », c’est-à-dire le refus de spéculer sur les mouvements des masses pour s’emparer du pouvoir. Le bloc progressiste s’est refusé en pleine conscience et de façon trompeuse à désavouer le ministère. Prisiv écrit : « La question n’est pas dans la formule mais dans le fait des changements de ministres et du refus du pouvoir historique (!) de ne plus user de l’ancien procédé, choisir les ministres parmi les membres de la camarilla de cour. » En attendant, tant que des « faits » réels de changement ne se sont pas produits et qu’on n’observe aucun « refus » du pouvoir « historique », discuter du problème de l’opposition n’est pas la stupidité qu’imprime Prisiv, mais l’exigence politique de la bourgeoisie. Elle ne veut pas lutter pour prendre le pouvoir. Si les directeurs si sensés de Prisiv pensent qu’elle agit ainsi par réserve ou inexpérience, ils se trompent. La bourgeoisie est plus intelligente qu’eux et sait très bien ce qui est bon pour elle ou non. Quand Pourichkiévitch (ses collègues n’aiment pas plaisanter à ce sujet) accusa le Bloc progressiste de vouloir conquérir le pouvoir, Milioukov s’écria aussitôt : « Non, vous ne nous avez pas compris ! » Le ministère investi de la « confiance générale » est tout ce que vous voulez, à ceci près qu’on n’y invite pas les faux-monnayeurs et les voleurs de chevaux. L’idéal politique de la bourgeoisie russe est le régime prussien-allemand. Le pouvoir reste entre les mains de la monarchie et des Junkers comme un mur contre les classes inférieures, mais le Junker n’est ni un voleur, ni un ivrogne, il satisfait à toutes les exigences du développement capitaliste et, dès que cela est nécessaire, lui ouvre le chemin à la pointe de l’épée. Ce régime anti-révolutionnaire des forces féodales et capitalistes a été celui de toutes les nations européennes. La bourgeoisie russe a accédé à ce stade après ses premiers pas politiques. Mais il n’y a plus de retour en arrière possible en politique, pas plus qu’en technique. La bourgeoisie russe le comprend admirablement. Son opposition n’est pas décisive, mais, par sa pression sur le système bureaucratique, elle arrange ses affaires, s’étend, prospère et tend à se « prussianiser ».

En réalité, le problème révolutionnaire, le vrai, non celui du choix des ministres, ne peut être posé que malgré la bourgeoisie et contre elle. Par quelles méthodes le vieux pouvoir entend garder ses positions ? Il l’a fait voir à ses partenaires à Bakou. Combien ce pogrom est plus éloquent que les paroles fleuries de Polovtsev ! Le pouvoir se trouvera fatalement devant le problème : renverser la puissante organisation pogromiste, c’est ce que rappellent les événements de Bakou. Quand ce problème sera posé par les mouvements des travailleurs, la bourgeoisie se rangera aux côtés du pouvoir pour profiter de l’écrasement de la Révolution en vue du progrès de la « prussification », cette « européanisation » du régime politique russe. L’avant-garde prolétarienne doit être aveugle pour ne pas le voir, ne pas le prévoir.

La mission historique de nos sociaux-patriotes « mangeurs de boches » revient simplement à ceci : aider la bourgeoisie à adopter 1’ « ordre allemand », alors qu’en Allemagne se prépare leur total effondrement.

Il faut s’étonner, en vérité, de ce que l’Histoire si invoquée, si occupée ait encore le temps de venir donner une belle chiquenaude à nos « gaillards » de Prisiv.

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