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Léon Trotsky 19160900 La crise du socialisme français

Léon Trotsky : La crise du socialisme français

[Paris, septembre 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la IIe Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 162-166]

Personne n’a jamais accusé Briand d’être encombré du poids de la sagesse livresque. Par contre, il est un virtuose incontestable du mécanisme parlementaire. Le ministère actuel où l’apôtre de la lutte des classes, Iules Guesde, voisine avec le monarchiste catholique, Cochin, présente sans contredit le produit le plus élevé de la stratégie parlementaire. Les esprits chagrins grommellent que la répartition symétrique de toutes les nuances est l’expression d’un effort dépourvu de principe pour étaler la responsabilité sur la plus large échelle de personnalités et de Partis… Mais il reste le fait qu’avoir réalisé cette répartition n’a pas été aisé et que l’entretenir est encore plus difficile. La mosaïque parlementaire et ministérielle est très délicate. Il suffit de se tromper d’un petit gravier, et tout l’édifice s’écroule. Les graviers les plus malaisés à manipuler sont les socialistes. C’est ce que vient de dévoiler le Congrès national, ou « petit » Congrès du Parti socialiste.

Le point de vue officiel du Socialisme français est connu. Cette guerre est démocratique, la continuation directe des guerres de la Grande Révolution, et le Parti attend de cette guerre la réalisation du « principe national ». Cette conception a été mise en lumière par un article du jeune monarchiste Jacques Bainville, qui, remplissant une mission non officielle en Russie, a eu l’occasion de se convaincre que les « problèmes démocratiques » ne sont pas partout universellement reconnus dans le camp des Alliés. La propagande des idées républicaines en Allemagne… Mais même les gauches socialistes telles que Leipziger Volkszeitung déclarent qu’elles ne veulent pas d’une démocratie imposée par les baïonnettes. Il est vrai que l’aviateur Marchai a jeté au-dessus de Berlin des tracts républicains. Mais même le dirigeant de l’Humanité, Renaudel, dut remarquer que les tracts n’étaient signés ni par les gouvernements alliés, ni par le gouvernement de la République, mais par l’aviateur lui-même. Le principe des nationalités ? Mais il est à double tranchant, nous dit Bainville et, maintenant, après le malchanceux Congrès tenu à Lausanne, non seulement la politique, mais encore la rhétorique se comportent avec méfiance envers le programme de libération des peuples.

Au sein du Parti socialiste, l’opposition a fait constater cet état de choses avec insistance – avec un point de vue, cela va de soi, opposé à celui du monarchiste Bainville. La lutte à l’intérieur s’est accrue sans cesse pendant tout ce temps. Chassée de l’Humanité, l’opposition possède trois quotidiens en province et un hebdomadaire à Limoges : Le Populaire. De façon inattendue, la publication du soir, Le Bonnet Rouge, s’est mise du côté de l’opposition. Ce n’est un secret pour personne que ce journal est celui du radical Caillaux, ancien et (futur ?) Président du Conseil, adversaire déclaré du jusqu’au-boutisme L’opposition a deux courants très nettement distincts : les Zimmerwaldiens et les Longuettistes, ainsi nommés d’après Longuet qui, par sa mère, serait le petit-fils de Karl Marx. Il ne serait pas très exact d’appeler ce député si mou un « chef » de l’opposition modérée, c’est-à-dire non-zimmerwaldienne. Mais comme la première est composée de plusieurs tendances, on peut à la rigueur dire de Longuet qu’il en représente la résultante.

Le point principal de divergence demeure le problème du rétablissement des relations internationales. Les Longuettistes veulent que le Parti agisse simultanément dans les cadres nationaux et internationaux pour la conclusion la plus rapide de la paix. Donc le Parti veut obtenir du gouvernement qu’il déclare ouvertement du haut de la tribune parlementaire ses buts de guerre; d’un autre côté, l’initiative par le gouvernement d’ouverture de pourparlers de paix doit faciliter la reprise des relations entre les Partis socialistes, ce qui représente un large programme de paix. Telles sont les idées de base des Longuettistes, comme on le voit, sans prétention.

Le « chef » incontesté de la majorité du Socialisme officiel est le vétérinaire Renaudel. Du temps de Jaurès, il se cantonna dans le rôle modeste d’administrateur de l’organisme central et se fit connaître par son œuvre distinguée dans la vie intérieure du parti, c’est-à-dire par sa cuisine.

Non dépourvu de dons en tant qu’orateur et journaliste, il était cependant privé d’originalité. La personnalité puissante de Jaurès l’écrasa à jamais. La rhétorique bouillonnante de Jaurès s’appuyait sur une riche fantaisie et sur le don remarquable de saisir les idées, alors que, d’un autre côté, l’opportunisme politique du tribun se dévoilait par son optimisme et sa magnanimité géniale. Renaudel tente en vain d’imiter les effets oratoires de son maître, mais son éloquence est pauvre et les accents de sa voix, suivant l’expression du poète Georges Pioch, nous rappellent que Jaurès n’est plus. La force principale de Renaudel consiste en son talent de stratège parlementaire et son habileté dans les couloirs. Dépourvu de haute perspicacité, mais non sans succès, Renaudel joue des passions humaines et sait opposer les intérêts qui, comme chacun sait, ne sont pas toujours des plus élevés. La politique, dite « de couloirs », permet à Renaudel de déployer toute sa force dans ce domaine, et ces mêmes méthodes, au sein du Parti, lui ont conféré la première place.

Renaudel explique aux Longuettistes qu’on ne peut rétablir des liens avec la Social-démocratie que si celle-ci rompt avec son gouvernement et si son opposition prend la tête. Les Longuettistes répondent à Renaudel que l’opposition allemande regarde les adversaires de ce dernier comme des homologues et que parler du rétablissement des liens internationaux veut dire ceci : ou il se fait au niveau de sphères officielles des Partis qui suivent la politique gouvernementale, ou à celui des deux oppositions; toute tentative de combinaisons, où se trouveraient, d’une part Renaudel, de l’autre Haase ou Liebknecht, est par avance sans espoir.

Les Longuettistes comptent sur le tiers des députés socialistes; à leur gauche, siègent trois parlementaires : Brizon, Raffin-Dugens et Alexandre Blanc, qui ont pris part à la deuxième Conférence de Zimmerwald (Kienthal). La conversation de Raffin-Dugens avec Poincaré causa une grande sensation dans les milieux politiques. Récemment, le Président de la République invita Raffin pour une conversation privée. Notre « Kienthalien » se rendit à l’invitation. L’entrevue dura une heure et demie, fut très « courtoise », d’après Raffin. Mais, autant que l’on peut en juger, les deux parties restèrent sur leurs positions.

L’influence des Zimmerwaldiens sur les hautes sphères du Parti est négligeable. Elle est de même peu importante dans les Sections vidées par la mobilisation. Elle est incomparablement plus forte dans les rangs des syndicalistes, des jeunes et des femmes. Mais les Zimmerwaldiens soutiennent avec raison que l’opposition Longuettiste n’est apparue que sous la pression de leur critique impitoyable. Les Longuettistes doivent en entendre de sévères, d’une part de la « Droite » où l’on exige qu’ils assument toutes les conséquences du principe de la « défense nationale », d’autre part de « la gauche » où les Zimmerwaldiens leur reprochent leur internationalisme platonique. « Vous insistez pour que le gouvernement rende publics ses buts de guerre ? disent les Zimmerwaldiens. – Fort bien. Mais le Parti socialiste fait partie du gouvernement : donc, il adresse à lui-même ses propres exigences. » Plus loin encore : « Comment se fait-il que les Longuettistes approuvent les crédits militaires s’ils ignorent les buts de guerre ? » Les Zimmerwaldiens exigent, par conséquent, le retrait des ministres socialistes et le refus des crédits. Les Longuettistes sont d’accord en ce qui concerne la première exigence, mais repoussent la deuxième.

C’est dans ces conditions que s’est réuni le Congrès national (tous les trois mois), composé des représentants des organisations départementales (Fédérations). Ce fut l’occasion d’une lutte acharnée entre les trois points de vue soutenus : la Majorité, les Longuettistes et les Zimmerwaldiens s’affrontèrent. Déjà, lors de la dernière séance, les Longuettistes, unis aux Zimmerwaldiens, avaient rassemblé Un tiers des mandats. Ils démontrèrent que, si l’on faisait abstraction de la représentation fictive des départements occupés par les Allemands (plusieurs dizaines de réfugiés en détiennent les mandats), ils auraient atteint la majorité. Comme au cours des trois mois écoulés, l’opposition s’est renforcée, la presse bourgeoise a émis la crainte de voir la minorité devenir majorité. Hervé, le plus officieux des publicistes, a tiré les conclusions suivantes : retrait des ministres et crise ministérielle. Cela ne se réalisa pas. Le rapport des forces se modifia : certes, l’opposition gagna en nombre, mais la majorité resta majorité.

Les discussions prirent un tour passionné et même tumultueux.

Trois ministres socialistes assissent aux débats. Le journal sérieux Le Temps raconte qu’un jeune socialiste accosta Guesde à l’entrée de la salle de séance pour lui présenter une publication zimmerwaldienne. « Qu’est-ce que c’est ? ». demanda le ministre peu aimablement. « Une publication de socialistes qui sont vos adversaires, Monsieur le Ministre. » – « je n’en ai pas, répondit Guesde. Certains camarades pensent que je me trompe, je pense que ce sont eux qui sont dans l’erreur… »

Guesde n’intervint pas une seule fois Par contre, un autre ministre socialiste, l’auteur du livre Faites un roi, sinon faites la paix, Marcel Sembat, attaqua énergiquement l’opposition et en particulier Kienthal qu’il qualifia de « pis que Zimmerwald ». Chaque phrase de l’éloquent ministre des Travaux publics fut interrompue. « Pour que l’on prenne le parti au sérieux, il faut que nous-mêmes nous nous prenions au sérieux et remplissions les obligations de nos Congrès. » – « En particulier, lui cria de sa place Raffin-Dugens, il faut que les ministres remplissent l’obligation de l’unité de vote ! »

Pour comprendre le sens de cette exclamation, il faut se rappeler que les ministres socialistes, en dépit de ce qui fut adopté par les Congrès, votèrent, parfois, en qualité de députés, contre leur groupe, plaçant la solidarité ministérielle au-dessus de la discipline du Parti. Sembat souligna l’organisation et l’activité de la minorité. Partout où voyageait le socialiste belge De Brouckère, ancien propriétaire du journal bruxellois Le Peuple, qui faisait une active propagande chauviniste, il rencontrait des apposants armés de son discours de la veille.

Un des leaders de l’opposition Longuettiste, Pressemane, fit remarquer que les arguments n’étaient pas nouveaux et que toute l’affaire se réduisait à la comparaison des forces en présence. Un autre membre de l’opposition, en uniforme de sous-officier, Paul Faure (ne pas confondre avec le prince des poètes, Paul Fort, avec lequel il n’a rien de commun), fit remarquer que l’opposition faisait une grande concession à la majorité en proposant la convocation d’une Conférence des partis socialistes alliés qui devait décider de la convocation du Bureau international. Cette concession, qui comptait rallier les hésitants de la majorité au profit de l’opposition, était trop vague. Les Partis « alliés » : serbe, italien, russe, anglais, avaient déjà fait connaître leur désaccord quant à une Conférence unilatérale des Partis « alliés ». D’un autre côté, la majorité française, marchant la main dans la main avec des éléments belges, tels que Vandervelde et De Brouckère, ne tenait pas du tout à soumettre la question au jugement des Zimmerwaldiens.

La majorité et la minorité inclurent dans leur résolution le souhait d’une Conférence des Partis alliés ; mais les partisans de Renaudel réduisaient la Conférence à l’élaboration d’un programme de paix de longue durée et d’une Conférence économique des pays de l’Entente. Les deux projets de résolution incluaient, quoique sous une forme différente, la reconnaissance de la nécessité d’oblige le gouvernement français à publier — suivant l’exemple d’Asquith — ses buts de guerre. Ainsi la différence fondamentale des deux résolutions ne consistait qu’en la reconnaissance de principe de l’inadmissibilité (pour Renaudel) et, par contre, de la nécessité (pour Longuet-Mistral-Pressemane) de rétablir les relations internationales. La motion Renaudel obtint 1 824 mandants, celle des opposants, 1 075, soit plus du tiers. Après le vote, l’opposition se refusa à poursuivre les débats et sortit au chant de l’Internationale.

Il faut dire, en général, que les séances du Comité National étaient riches en incidents dramatiques, car parfois les passions éclataient. Plusieurs incidents restent attachés au nom d’Alexandre Varenne. C’est un député bien connu, siégeant à l’extrême droite de la majorité officielle. Il était censeur, au début de la guerre, et devint ensuite un des trois principaux rédacteurs de L’Événement, paru pendant la guerre. Tous les milieux politiques et littéraires de Paris savent que ce journal ne vit que par les fonds de la firme anglaise « Maxim », dont les buts se passent de commentaires. Voilà pourquoi, les dirigeants du journal, dont le député Varenne, sont surnommés « les hommes de chez Maxim » (en réplique à « la Dame de chez Maxim »). Ce sobriquet, qui parut dans la presse, souleva une tempête dans la salle de conférence du Comité National…

De façon particulièrement acharnée, la minorité dénonça l’attitude de l’appareil du Parti (l’Humanité et les propagandistes) qui ne sert que les intérêts de la majorité et reste sourd à toute réclamation de l’autre courant. Mais, malgré toutes les menaces, l’opposition n’obtint aucune concession. La question fut ajournée jusqu’à la session de Noël…

Tous les articles de la presse bourgeoise reconnaissent que cette réunion est un facteur politique extraordinairement important. Le Temps, Le Figaro et même l’Action Française félicitent la majorité d’avoir résisté à l’opposition sur cette question capitale : le rétablissement des relations internationales. En même temps, ces journaux regrettent avec plus ou moins d’énergie les quelques concessions faites à « l’esprit de Kienthal ». Mais le plus intéressant est ce que ces gazettes écrivent sur l’opposition. Comme toujours l’article le plus vif et le plus significatif est celui du rédacteur en chef du Figaro Capus, très proche du Président de la République et de Briand. « L’opposition n’est pas une formation fortuite… elle représente plus du tiers du parti, elle ne fait aucune concession et continuera jusqu’à la fin des hostilités à forger ses plans les plus dangereux. Elle compromet le Parti socialiste, car celui-ci la laisse agir à l’ombre de son drapeau. » Capus cite le discours de Sembat sur la nécessité de la résistance dans l’opposition, et continue ainsi : « Sembat sait mieux que nous que ses efforts n’arrêteront pas les mouvements de Kienthal et de Zimmerwald; il est placé, comme les autres sociaux-patriotes, devant le dilemme : ou bien, deux partis socialistes, l’un national, l’autre contaminé par des éléments allemands, ou bien, la conservation de l’unité du parti mais, alors, renoncement au pouvoir. »

On peut dire que Capus formule en partie, en partie anticipe sur la réponse de tout le bloc gouvernemental à l’accroissement de l’opposition dans le Parti socialiste : ou la scission ou le départ du ministère.

On entend de plus en plus souvent dire dans les rangs de la minorité que « la scission morale » est un fait accompli.

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