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Léon Trotsky 19160420 La fraction social-démocrate de la Douma

Léon Trotsky : La fraction social-démocrate de la Douma

Politique révolutionnaire et politique passivement attentiste

[Naché Slovo, No 94 et 94, 20 et 21 avril 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 126-127]

Nous avons souvent évoqué le manque de précision de la position adoptée par la fraction parlementaire guidée par Tchkhéidzé, et nous jugeons inadmissible de fermer les yeux sur ce que la prolongation de cette indécision – devant l’accroissement des « éléments sociaux-patriotes d’une part et des Internationalistes, de l’autre – puisse conduire la fraction à une position sans issue.

Liebknecht nous donne l’exemple de la tactique agressive et inlassable d’un parlementaire au milieu d’un Parlement impérialiste. Il serait maladroit de baptiser cette agressivité : « tempérament » ; elle découle de la particularité de sa position et des problèmes politiques. Toutes les attaques de Liebknecht proviennent de ses efforts pour opposer le prolétariat à la guerre et à ses responsables. Il juge indispensable de préparer « l’intervention révolutionnaire du prolétariat » (voir des déclarations aux camarades syndiqués, Naché Slovo, n° 55). Il pense que la guerre ne peut être stoppée dans un avenir proche que par l’intervention du prolétariat, il édifie toute sa politique sur la conviction que la « période des grandes conquêtes du prolétariat » approche. Il ne cherche aucun langage commun avec la majorité impérialiste; au contraire, même dans les questions secondaires, il choisit des formules telles qu’elles ne peuvent que lui susciter l’hostilité des bourgeois et des sociaux-patriotes, mais qui éveillent dans les masses le sentiment de l’incompatibilité mortelle entre le Socialisme et l’Impérialisme. Trouver en soi la force de conduire une politique semblable dans l’atmosphère ennemie d’un Parlement contemporain n’est possible qu’à celui qui s’efforce d’être la voix de « l’intervention socialiste du prolétariat ». Tout en saluant le passage du groupe de Haase à l’opposition ouverte, Liebknecht, frappé par les défauts de nombreux membres de ce groupe, s’exprime ainsi : « Ils n’ont pas de désir et le courage de donner au prolétariat un slogan révolutionnaire. »

Nos députés n’ont pas cette tactique révolutionnaire et agressive. Ils ne veulent pas se laisser prendre par leurs interventions énergiques contre le Pouvoir dans les problèmes de politique intérieure. Le problème suprême de la vie des masses populaires, comme celui de notre époque, est la guerre. Aussi l’énergie de nos parlementaires faiblit à mesure qu’ils s’approchent de ce problème.

Les Sociaux-patriotes révolutionnaires – beaucoup d’entre eux se baptisent ainsi – pensent qu’en acceptant la guerre, ils contribueront au développement de la « révolution nationale » en critiquant la conduite gouvernementale de la guerre. Cette estimation est compréhensible du point de vue de la logique, mais elle oblige à chercher un langage commun avec le bloc progressiste et ramène la critique « révolutionnaire » à des considérations de politique intérieure et de technique militaire. Donc cette estimation, logique intérieurement, est en politique la plus regrettable des utopies. Milioukov a donné libre cours à son réalisme et à son impudence politique pour expliquer que tout calcul du patriotisme sur la révolution était désespéré.

Mais notre fraction parlementaire ne se livre pas, et c’est tout à son honneur, à de tels calculs. C’est là le côté négatif de sa position. Mais ce n’est pas encore assez. Deux possibilités s’offrent : ou bien la mobilisation révolutionnaire du prolétariat contre la guerre (cela signifie la rupture d’avec le bloc progressiste), ou bien la politique attentiste. L’activité de nos parlementaires s’exerce entre ces deux courants, avec une préférence pour l’Internationalisme passif. La perspective de la mobilisation révolutionnaire du prolétariat contre « l’entreprise nationale » (la guerre), c’est-à-dire contre la dynastie, la noblesse et la bourgeoisie impérialiste, épouvante nos gens par son caractère « sans issue ». Opposer révolutionnairement le prolétariat non seulement à la réaction, mais au bloc impérialiste ne peut se faire que si l’on a la claire vision que la guerre est, pour toute l’Europe, « la période des conquêtes du prolétariat » et que l’offensive politique du prolétariat russe n’est que l’une de ces conquêtes et que le sort de la politique anti-impérialiste combattante en Russie ne dépend en dernier ressort que de l’issue de la lutte révolutionnaire dans toute l’Europe. Nos députés n’ont pas une conception bien nette de l’Internationalisme révolutionnaire. Même s’ils repoussent les conceptions national-patriotiques, ils sont trop souvent désarmés devant elles. Tel est le motif fondamental des incohérences de notre fraction parlementaire et le caractère attentiste de son Internationalisme.

Mais, à côté, il y a encore un motif plus direct et, partant, plus dangereux : les liens entre la fraction et les dirigeants sociaux-patriotes. Pour que nos députés puissent librement, de la tribune parlementaire, adjurer les ouvriers de ne pas se laisser lier les mains par la politique des « défenseurs », il faut qu’eux-mêmes aient les mains libres de tout lien avec ces mêmes défenseurs, qu’ils s’appellent Potriessov ou Tchkhenkely.

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