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Léon Trotsky 19160409 La logique d’une mauvaise position

Léon Trotsky : La logique d’une mauvaise position

(Réponse à L. Martov)

[Naché Slovo, No. 85, 9 avril 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Tome deuxième. Paris 1974, pp. 123-125]

Martov commence son article en accusant de déloyauté la rédaction de Naché Slovo. Auparavant déjà, il s’agissait du « mauvais emploi » que nous faisions des articles de Martov. Avec l’aide de Berr (un homme qui pense comme Martov), nous avions expliqué que le « mauvais emploi » venait de la censure qui, pendant des mois, retenait des lettres venant de Suisse et qui, durant trois semaines, a retenu l’article de Martov imprimé maintenant. Il semblerait que ces faits auraient dû inciter Martov à quelque prudence. Mais comme l’affaire touche la rédaction, dont Martov est l’un des membres, il juge qu’observer de la réserve dans ses accusations serait superflu. Donc, il pense que nous « savons ce que nous faisons » quand nous mettons dans le même sac les Sociaux-patriotes et les Menchéviks et que nous cachons systématiquement aux lecteurs la position caractéristique du Groupe unifié de Pétrograd. Nous avons déjà exprimé nos conceptions dans les articles « Les ténèbres » et « Dans les groupements » (nos 53, 54), et le nouveau travail de Martov ne provoque nullement la nécessité de réviser nos jugements. Mais il reste à nous occuper de la plus directe des accusations : de nous être tus sur la position occupée par les Unifiés. Nous faisons savoir aux lecteurs que nous en avons souvent parlé pendant notre première année de parution, mais que, par la suite, quand on fit tout ce « bruit » autour des Comités de guerre, les Unifiés disparurent de nos colonnes. Un journal internationaliste russe peut-il s’occuper de Scheidemann, Vandervelde et Renaudel et ne faire aucune publicité au fait que, grâce aux bons offices de l’O.K., 200.000 travailleurs russes aient été enrôlés sous les drapeaux de la « Défense nationale » ? Nous nous sommes comportés vis-à-vis du Socialisme russe comme vis-à-vis des Socialismes belge et allemand, et nous avons sonné le tocsin quand nous avons été témoins que « la Défense » faisait tache d’huile dans le bloc d’ « Août ». Nous continuerons à soutenir que le Socialisme russe n’a le droit d’élever la voix au sein de l’Internationale que dans la mesure (suivant l’expression de Rothstein) où « il balaie soigneusement devant sa propre porte ».

Mais que se passe-t-il réellement avec les Unifiés ? D’abord il est faux que nous ayons souvent parlé d’eux ! Nous l’avons fait chaque fois que nous avions des nouvelles à leur sujet, et cela arrivait rarement. Ensuite il est également faux que nous les ayons ignorés à l’occasion de la campagne pour les élections aux Comités de guerre. Quand Martov écrit que « même le diligent Boretsky (Ouritsky) ne fit aucun effort pour se procurer des informations sur les Unifiés », il ne faut pas le prendre au sérieux, car il ne dit pas toujours « ce qui est ». A ce sujet, Boretsky nous écrivit; par deux fois, dans le n" 7, il communiqua que « d’après certaines informations », « les Unifiés mènent une campagne insuffisamment indépendante et énergique », et « qu’ils vont trop loin dans leur collaboration avec l’O.K. » (n° 47). Boretsky nous fit savoir que, d’après Plékhanov, les Unifiés ont « approximativement » la même position que la partie du bloc « Aoûtien » solidaire de Martov. Ces deux communiqués montrent jusqu’à quel point notre rédaction et Boretsky sont loin de l’explication tendancieuse sur l’activité des « Unifiés » ! Elles montrent aussi combien Martov est loin de « ce qui est, est ».

Plus loin maintenant… D’après Martov, nous avons tu des nouvelles sur les Unifiés contenues dans le n° 50 de Sotsial-démokrat. Non, nous ne l’avons pas fait. Nous y avons consacré tout un article de fond dans le n° 68. Mieux encore… L’auteur de l’article « Ce qui est, est » – ce titre sonne ironiquement ! – écrit que nous avons passé sous silence l’article 50 pour ne pas avoir à fournir des explications sur la position des Unifiés et dire au lecteur que Gvosdiév en était membre. Ce n’est pas vrai : nous avons parlé de Gvosdiév, mais non comme le disait Martov, mais bien comme en parlait Sotsial-démokrat : que Gvosdiév, collaborateur actuel de Samozachita et du journal de Samara Naché Goloss fut un membre des « Unifiés ». Pourquoi avons-nous donné cette information le 21 mars seulement et non avant ? Martov affirme que nous avons eu le numéro en mains bien avant le 6 mars. Si Martov est si catégorique, c’est que, contrairement au titre de son article, il ne sait pas que « ce qui est, est ». Nous reçûmes le premier exemplaire après le 6 mars. Nous avions d’autant moins de raisons de taire le contenu de cet article que la position du Groupe unifié y paraît plus à son avantage que dans les communiqués de Borestsky.

Nous pourrions en rester là. Mais nous sommes convaincus qu’en ce cas Martov ne manquera pas de nous adresser encore quelque rectificatif : vous affirmez, nous écrirait-il, que vous n’avez pas reçu le n° 50 avant le 22 mars et pourtant, dans le numéro du 1er mars, une déclaration des mandatés pétersbourgeois se réfère au n" 50 ? Hâtons-nous d’éviter à Martov une… erreur. La « déclaration » des mandatés nous fut retranscrite par Boukvoiéd (Riazanov), et c’est grâce à lui que nous pûmes publier le document avec trois semaines d’avance.

Nous voyons que tous les faits et dates sont contre Martov. Ceci ne se serait pas produit s’il avait entamé contre nous une polémique de principe au lieu de chercher la petite bête. C’est pourquoi nous devons lui donner un conseil : avant de lancer de nouvelles accusations sur la base de combinaisons compliquées et tortueuses, il vaut mieux qu’il s’explique par une lettre directe; ceci lui évitera de nouvelles… erreurs et mieux encore évitera aux colonnes du journal une polémique dont le moins qu’on puisse en dire est qu’elle est infructueuse.

Il nous reste encore à faire deux ou trois remarques sur ce que Martov raconte au sujet de l’affaire.

La déclaration, dont Martov fait si grand cas, nous l’avions déjà trouvée dans Berner Tagwacht. Elle confirme nos dires sur la position de Dan : politiquement elle n’a aucune chance de se concrétiser et la participation aux Comités de guerre ne peut se faire que sous le signe du Social-patriotisme. Comme nous communique Martov, les « Moscals » (moscovites) sont pour la « Défense », alors que les « piters » (Pétersbourgeois) tiennent pour le « Salut » ! Nous n’allons pas à cause de cette étonnante « analyse » nous en référer au télégramme des gvosdiéviens aux moscovites, pas plus qu’à celui des pétersbourgeois à Guesde. Prenons la déclaration du député Tchkhenkely devant la Douma : « Dans le même temps que nos camarades belges et français ont la libre participation à la défense de leur pays, la classe ouvrière russe est empêchée par le pouvoir de réaliser son auto-défense. La réaction préfère voir la nation en proie au désastre, la vendre et la livrer que de concéder au peuple l’auto-défense. »

II en ressort que les subtilités philosophiques entre « Défense » et « Salut » ne sont pas suffisantes pour changer les couleurs des Gvosdiéviens en celles des Internationalistes. Pour consoler Martov, Gvosdiév est tout prêt à prendre la formule à double sens du « Salut », mais quand il lui faut passer à l’action, sous les yeux de ses partenaires capitalistes, il se manifeste comme un partisan de la « Défense ». Et Martov qui serait tout disposé à « balancer » Gvosdiév, se voit obligé par la logique de sa position, de le blanchir politiquement… Nous pensons qu’une position, qui possède une si mauvaise logique, est digne d’être appelée une mauvaise position.

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