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Léon Trotsky 19160324 La symétrie n'est pas parfaite !

Léon Trotsky : La symétrie n'est pas parfaite !

[Naché Slovo, No. 71, 24 mars 1916. Léon Trotsky : La Guerre et la Révolution. Le naufrage de la II” Internationale. Les débuts de la IIIe Internationale. Paris 1974 pp. 125-127]

Notre époque produit une masse de héros : il suffit de parcourir les citations à l’ordre du régiment, de l’armée, etc. Devant une telle quantité de héros – et pourtant il y a si peu de gens courageux ! – , nous visons le domaine de la politique et, plus simplement encore, nous nous demandons ce qui se passe dans la tête de ces gens ou devant leurs yeux. Pour cette raison, le député Accambray mérite la sympathie. Il a sa petite idée et il ose la présenter malgré les hurlements officiels et le claquement patriotique des pupitres de la majorité parlementaire.

Le Journal de Genève, qui se tient à la disposition de la diplomatie alliée, s’est ému, à la suite de toute la presse française, des déclarations de Accambray, mais il l’a imprudemment comparé à Liebknecht que les journalistes français « couvrent de louanges », comme chacun sait. On ne peut nier une certaine symétrie, mais Accambray n’est pas Liebknecht. Le premier est radical-socialiste, donc démocrate bourgeois et ancien officier. Son horizon est singulièrement borné. Accambray ne franchit pas la limite des critiques portant sur les insuffisances matérielles et techniques. Il ne peut se débarrasser de la rhétorique creuse des formules officielles en ce qui concerne les promesses d’action commune des Alliés. Sa vue politique limitée est honnête, mais dans cette atmosphère de parjures, de perfidies et d’auto-satisfaction irresponsable, l’honnêteté cède le pas à la clairvoyance. Désavoué par tout son groupe parlementaire, Accambray vote, tout seul, contre les crédits exigés par un pouvoir auquel il n’accorde pas sa confiance. Par contre, il croit au Haut- Commandement; son seul critère pour juger un homme de guerre : le succès. Le contrôle suprême des opérations militaires, le partage des forces et des moyens militaires doivent se trouver, par l’intermédiaire du ministre de la Guerre, entre les mains du gouvernement, « expression de la volonté du peuple ». Ce n’est pas l’opinion d’Accambray. La zone de guerre à laquelle est subordonnée le reste du pays est devenue un royaume indépendant. Autour de l’État- Major s’est constitué un ministère plus nombreux que celui de Briand. Et notre député de conclure : un Haut-Commandement incontrôlé, en dessous un ministère également incontrôlé, plus bas encore un Parlement libéré du contrôle de l’opinion publique par la censure. Et voilà pour des institutions vraiment républicaines ! Comment est-on arrivé à cet état de fait ? Quelle en est l’issue ? Cela, Accambray ne nous le dit pas. Il n’est pas un Liebknecht ! Il lui manque la méthode politique et la critique historique; il n’est qu’un républicain patriote poussé au désespoir. N’ayant aucun motif de protéger Briand des critiques du député susdit, nous devons dire que la situation a des causes bien plus profondes que la volonté du groupe d’avocats au pouvoir. La politique mondiale exige un faisceau d’alliances, de plans de guerre et de combinaisons diplomatiques cachées dont les classes « réellement dirigeantes » ne peuvent confier la responsabilité à un Parlement de mentalité petite-bourgeoise. La guerre n’a fait que renforcer l’état de fait déjà existant : l’indépendance du Pouvoir par rapport à l’Assemblée. Celle-ci ne peut que tirer d’elle-même des ministères tout aussi indépendants qui continueront le « petit jeu » sur le dos du peuple. Quand Ribot, ministre des Finances, prononça une phrase énigmatique mais nullement fortuite : « la fin de la guerre s’entrevoit », il parlait du haut de ces sommets d’où, plus ou moins tard, la fin de la guerre surprendra le peuple souverain comme il a été surpris par le commencement des hostilités.

Par ses méthodes et ses buts, l’Impérialisme est incompatible avec la République. Mais cela ne signifie pas que la France républicaine soit hostile à l’Impérialisme : l’Impérialisme prive la démocratie de sa propre substance, la faisant servir à ses buts. Il en découle la totale indépendance du ministère vis-à-vis du Parlement.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Le militarisme se révèle être l’arme du militarisme. Si l’armée actuelle possède un caractère populaire – englobant toutes les classes – , en ce sens qu’elle attire les meilleures forces de la nation, le mécanisme du militarisme doit évincer celui du parlementarisme et du ministère qui en est issu.

En Allemagne, ce fait est masqué par la cohésion de caste des Junkers. Dans la France républicaine, les ministres dominant souverainement – de façon olympienne – un Parlement impuissant sur le plan de la politique mondiale, font figure de profanes dès qu’ils se heurtent au domaine militaire.

Ayant liquidé Millerand qui se cachait derrière le Haut-Commandement, et invité Galliéni à prendre le poste de ministre de la Guerre, Briand caressait l’espoir d’enrichir son équipe par un élément sorti tout droit des arsenaux du militarisme. Les paroles d’Accambray, et ce que nous savions déjà sans lui, témoignent des succès de Galliéni pour concentrer le contrôle suprême des opérations dans les mains du ministre de la Guerre. La « sortie » d’Accambray coïncide de manière significative avec la mise à la retraite du général. Il fut remplacé par un autre général, venu du front, un dénommé Roques, dont la personnalité excluait « tout tirage » avec le Haut-Commandement. Roques était le plus jeune ami de Joffre et, suivant les journaux, se trouvait avec lui sur un pied d’intimité. Le désespoir patriotique d’Accambray ne pouvait que croître devant l’observation de la logique aveugle des choses sur laquelle ses critiques rebondissaient comme sur les fronts de la majorité parlementaire. Il aurait trouvé sa seule consolation dans le tableau de l’accumulation automatique des crises intérieures au- delà des Vosges. Accambray n’est pas Liebknecht, – comme déjà dit – , d’autant plus que le second remplit avec succès le rôle du coin aiguisé s’enfonçant toujours plus profondément dans l’organisme de l’unité nationale. En même temps que Galliéni, Tirpitz fut mis à la retraite, lui qui recherchait l’élargissement du conflit par l’extension de la guerre sous-marine.

Les deux cas ne présentent pas de similitude et la symétrie n’est pas parfaite. Mais elle serait suffisante pour tirer Accambray de son désespoir s’il pouvait observer les événements d’une hauteur plus élevée que son siège parlementaire.

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